La guillotine à Hohatzenheim
L’affaire Nicolas Blaise
La condamnation à mort de Nicolas Blaise sous la révolution est probablement l’épisode le plus célèbre de l’histoire du village, avec peut-être la destruction de l’ancien château médiéval (en 1365) et l’hébergement de clandestins au couvent durant la deuxième guerre mondiale. Pourtant, cette affaire est en général assez mal connue des habitants eux-mêmes et pour tout dire pas toujours correctement retranscrite dans les livres d’histoire. Il convient donc de reprendre les faits dans le détail pour bien cerner les enjeux de l’affaire dans le contexte si particulier de l’époque.
L’enquête doit commencer logiquement dans le cimetière du village avec une tombe, celle de Nicolas Schneider et de son fils portant le même nom : « ici
reposent
en
Dieu
Nicolas Blaise Gillotiné [sic] par Eulogius Schneider en 1793 sous le règne de la téreur [sic] Schneider cette âme de boue fit mourir innocents un grand nombre d’honnêtes hommes de la Basse Alsace R.I.P Et son fils Nicolas Blaise percepteur des contributions indirectes décédé à Hohatzenheim en 1848 à l’âge de 84 ans» En fait comme l’a bien expliqué Claude Betzinger dans son article sur le sujet,[1] le monument date de 1908. Il remplaça une première inscription en bois datant d’après la révolution complétée par l’épitaphe du fils en 1848, après la mort de celui-ci. Le monument accuse dont directement Euloge Schneider, le tristement célèbre accusateur public durant la terreur révolutionnaire, de la mort de l’ancien maire.
Pour bien cerner la vérité dans cette affaire et éviter les raccourcis faciles, il convient d’analyser trois facettes importantes du dossier : - Le contexte historique
- Le
compte rendu du procès, pièce principale - Les motivations de chacun des protagonistes Ce n’est qu’après cette analyse minutieuse qu’on pourra tenter d’avancer des conclusions sur les responsabilités de chacun.
Le contexte Historique[2] La révolution française avait commencée en 1789 par la prise de la bastille dans une euphorie populaire peu commune. Au fur et à mesure des mois qui passèrent, la politique se durcit peu à peu, le pouvoir échappant toujours davantage au roi, pour passer de main en main au gré des courants et des opportunités. En avril 1792, la ville de Strasbourg passa aux jacobins alors en pleine croisade contre les prêtres réfractaires. Justement au même moment, la guerre fut déclarée l’Aàutriche ce qui plaçait l’Alsace au premier rang de la tragédie à venir. A Hohatzenheim, la tourmente politique qui venait d’avoir lieu coûta sa place au maire Nicolas Blaise en poste depuis 1787. Il fut remplacé par Nicolas Schmitt mais pas pour longtemps puisque ce dernier perdit son poste à son tour en juin 1792 au profit d’Antoine Lobstein. Au fur et à mesure que le spectre de la guerre se précisait et que les ennemis de la république se rapprochaient des frontières, le pouvoir révolutionnaire, se sentant menacé, durcissait son gouvernement et bien sûr sa répression. En 1793, Euloge Schneider, un ancien prédicateur allemand rallié à la cause révolutionnaire, fut nommé accusateur public auprès du tribunal criminel du Bas-Rhin. Cet accusateur zélé se mit alors à chasser les aristocrates présumés et autres traitres à la patrie à travers tout le département. Le 14 août il organisa un cortège remarqué de sa guillotine à travers les rues de Strasbourg. Mais jusque là cette « bonne dame » n’avait pas encore servi et Schneider se contentait encore de faire peur aux gens en les condamnant à des peines diverses mais non fatales. Pourtant la précipitation des évènements politiques allait bientôt tout changer.[3]
L’arrivée de Saint Just Sur le plan militaire, l’année 1793, surnommée l’année terrible, n’avait vu qu’une dégradation constante des affaires de la république et à l’été, les alliés étaient aux portes de l’Alsace. Le 14 octobre, le général Wurmser battit les Français sur la ligne de Wissembourg. Il avait alors 30.000 hommes à sa disposition avec lesquels il s’avança en Alsace. Dès le 16 octobre le commissaire Villemanzy s’était fait prendre dans Brumath. Le général autrichien Meszaros dut encore livrer un combat le 18 octobre autour de la ville qui lui permit d’assurer ses positions sur la Zorn. Les Français étaient alors en pleine retraite et les Autrichiens pouvaient à présent menacer directement Strasbourg. Dans ce contexte tendu, à Paris, le Comité de Salut Public nomma le 17 octobre Louis Antoine Léon de Saint-Just représentant aux armées avec son ami Philippe Le Bas avec pour mission de redresser la situation militaire et politique aux frontières. Les deux représentants arrivèrent donc en Alsace avec des pouvoirs illimités. Saint Just qu’on allait bientôt surnommer « L’archange de la terreur » montra qu’il saurait s’en servir. Saint-Just vit dans sa tâche deux enjeux principaux : rétablir la confiance parmi les troupes, et créer la terreur dans la population pour dissuader toute velléité de rébellion. Le 5 brumaire [26 octobre], les deux représentants qui s’étaient rendu auprès du commandement de l’armée du Rhin, transformèrent le tribunal militaire en « commission spéciale et révolutionnaire » afin d'accélérer les procédures et de renforcer la sévérité contre les prévaricateurs et les « partisans de l'ennemi ». Justement cette date coïncida avec une victoire militaire : l’attaque autrichienne devant le bois de Reichstett avait été repoussée et l’ennemi dut se replier sur Hoerdt.
Le tribunal révolutionnaire : Pendant ce temps
à Strasbourg, le tribunal criminel aussi avait vu ses pouvoirs
augmentés par
peur de rébellions dans la population devant l’invasion. Ce
tribunal était
devenu le tribunal révolutionnaire aux pouvoirs
illimités. C’était justement
l’outil idéal dont avait besoin Saint-Just pour
implémenter sa politique de
terreur. Dans ce tribunal révolutionnaire, un certain Taffin fut
nommé
président, Clavel et Wolf devinrent les juges et le
dorénavant célèbre Euloge
Schneider fut nommé accusateur public. Wolff avait quelque peu
étudié la
théologie protestante. La révolution l’avait fait maire
provisoire de
Furdenheim, juge au tribunal du district de Strasbourg et membre du
comité
départemental de surveillance. Dans son livre
« Wichtigste Epoche »,
il fait le portrait suivant de ce tribunal dont il serait juge: « D’après le début de la
Révolution
jamais aucun corps politique n’avait été constitué
aussi mal que cette
commission… [ ]
« Le
31
octobre
Taffin se rendit auprès des commissaires
extraordinaires. Dès que
Saint-Just l’aperçut :
- Eh bien combien de têtes ? - Mais balbutia le ci-devant chanoine, la commission ne siège que depuis deux fois 24 heures ; elle s’est efforcée de relever le cours des assignats et espère que sous peu le papier national… - Quoi ? … que me chantez-vous là ?... est-ce que vous êtes là pour vous occuper du papier ? Non ! mais pour exterminer les traitres, dont ce département fourmille ! Ainsi en fonction depuis deux fois 24h, vous n’avez pas fait sauter déjà deux douzaines de têtes ! Dis bien aux membres de ta commission que s’ils ne veulent pas prendre des têtes, je prendrai la leurs, moi, et avant peu !... Peu après se présenta Schramm, de la commission militaire. Même question : réponse à peu près semblable. - Nous avons condamné quelques individus à l’emprisonnement, quelques autres à la déportation… - La déportation ! … L’emprisonnement ! est-ce votre affaire cela ?... Fusillez ! … Fusiller ! » « Depuis qu’elle était dressée, cette bienfaisante machine, les aristocrates, les feuillants, les agioteurs, les usuriers, les accapareurs, tous les ennemis du peuple, depuis le banquier jusqu’au mitron, depuis la laitière jusqu’au boucher à la trogne fleurie, tous étaient entrés en danse. Ils sautaient, tournaient, gambadaient et se trémoussaient que c’était plaisir de les voir et pour finir ils faisaient une respectueuse révérence au grand taille-choux. »
Pourtant à cette date, aucune tête n’avait encore été coupée. Schneider nota d’ailleurs le même jour : « Longtemps la guillotine était restée inactive. Le bal n’avait réellement commencé que lorsque fut venu un certain monsieur de Paris. » Schneider renvoyait donc à Saint-Just la responsabilité de ce qui allait suivre. Au moment de sa venue en Alsace, Saint-Just avait reçu des plaintes de Savoie sur les qualités douteuses des jacobins locaux. On lui demandait d’envoyer sur place des Sans-Culottes irréprochables de Paris. De fait, il décida d’appliquer aussi à Strasbourg la méthode lyonnaise et de faire venir en Alsace une soixantaine de bons jacobins de France. On devait pourtant en manquer puisqu’on embaucha pour aider au recrutement de ces nouveaux sans-culottes un certain Téterel (de son vrai nom Antoine de Lettre), un Lyonnais venu à Strasbourg pour y enseigner le français et le calcul. Téterel s’était porté volontaire en mai 1793 pour aller combattre en Vendée dans le bataillon dit de l’Union créé par les Jacobins. Il revenait justement de Vendée au moment où il reçut sa nouvelle mission. Il fut chargé par le maire Monet, savoyard, de s’aboucher avec les membres les plus résolus des diverses sociétés populaires éparpillées sur sa route et de recruter des lurons forts en gueule et sachant au besoin faire le coup de point. Le racoleur devait offrir à chaque enrôlé 15 livres par jour, le logement, la nourriture et des douceurs sans compter la faveur des conventionnels les plus en vue et les plus capables de donner de bonnes places. Ces 60-80 jacobins arrivés du dehors furent appelés les propagandistes. Arrivés dans le sillage des puissants représentants du Comité de Salut Public, ces jacobins français prirent immédiatement l’ascendant sur leurs collègues germanophones. On commença à murmurer que l’Allemand était la langue des ennemis, celle des « esclaves des rois » et qu’un bon républicain se devait de parler français. A travers les germanophones, c’était Schneider qu’on visait, lui qui était l’un de leurs représentants les plus puissants. D’ailleurs Saint-Just lui-même ne cachait pas son impatience de voir ces jacobins germaniques faire enfin tomber quelques séries de têtes… Le 2 novembre, Saint-Just porta un premier coup aux patriotes indigènes en ordonnant une série d’arrestations parmi les principaux chefs dont seulement quelques uns furent épargnés comme Neumann et Téterel. Lorsqu’il l’apprit, Schneider entra dans une horrible fureur. Accompagné de Monet, le maire de Strasbourg, il se rendit à l’aube du 3 novembre auprès de Saint Just, qui était encore couché. En réponse à ces plaintes, celui-ci déclara de son lit : « Vous pouvez avoir raison pour quelques individus, mais il existe un grand danger et nous ne savons où frapper. Eh bien un aveugle qui cherche une épingle dans un tas de poussière saisit le tas de poussière. » Schneider et ses amis avaient bien compris que pour reprendre l’avantage il fallait absolument être plus jacobin que les jacobins. Ainsi, le 4 novembre, pressés par les parisiens, les jacobins alsaciens, allaient frapper en choisissant « quelques-uns de ces fanatiques de la campagne, qui depuis 4 ans sous prétexte de religion fomentaient sans relâche des troubles et poussaient les paysans à la révolte. » Saint Just voulait du sang, on allait lui en donner. Dès le 7 brumaire [28 octobre], le comité de surveillance et de sûreté générale avait chargé Clauer, Cotta, Stamm et quelques autres de courir les campagnes afin d’y arrêter « les anciens employés (seigneuriaux) de tout grade… et les plus riches aristocrates. » Le 13 brumaire [3 novembre], Clauer arrivé à Geispolsheim s’était vu dénoncer plusieurs individus qu’on lui peint comme irréconciliables ennemis de la république et de la révolution. Huit d’entre eux parurent au tribunal le 15 du moi [5 novembre]. Sept furent condamnés à mort. L’horrible carnage avait commencé. Le tribunal fut alors clément durant quelques jours puis le 24 brumaire [14 novembre] huit nouveaux arrêts de mort furent prononcés. Schneider était lancé. Dans son livre, Wolff décrivit ainsi l’attitude de l’accusateur public durant cette période : « D’ancienne date, Schneider haïssait l’aristocratie ; les trahisons que l’on découvrait chaque jour achevèrent de le surexciter. [ ] Les discours incendiaires des Propagandistes, les ordres incessamment renouvelés de Saint-Just et de Lebas, le sentiment de l’écrasante responsabilité dont il était chargé, le danger de la patrie, tout concourut à l’échauffer chaque jour davantage. Aussi ses conclusions au tribunal furent-elles toujours implacables. Les juges, par leur fermeté et leur indépendance, eussent dû s’opposer à ses fureurs ; ils n’en firent rien. Je pense avoir acquis le droit d’en appeler ici à mes concitoyens ! Qu’ils disent si je ne me suis pas opposé à la plupart des jugements de mort prononcés par le tribunal, si je n’ai pas sauvé quatre accusés de la guillotine, si je n’ai pas tout fait pour en arracher sept autres à leur sort ! Mais Taffin par indolence et Clavel par ignorance votaient comme le souhaitait Schneider. Je ne réussis point… » Pendant ce temps, en face des Autrichiens, l’armée du Rhin arrivait progressivement à se rétablir. Fort Vauban en avant de Strasbourg était tombé le 9 novembre mais après cette dernière défaite, Pichegru, bien secondé par Desaix, parvint à renverser la tendance. Sa tactique de harcèlement lui permit de repousser progressivement, par une succession de petits combats, les Autrichiens sur la ligne de la Zorn puis sur celle de la Moder. Le 22 novembre, les Autrichiens évacuèrent Brumath. Dans le même temps en cette fin novembre, Lebas et Saint-Just s’apprêtaient à regagner Paris et pour laisser place nette avant leur départ, ils demandèrent à tous les « patriotes » d’augmenter encore leur zèle dans la répression des éléments « douteux ». Aussi le 4 frimaire [24 novembre] Schneider et ses acolytes remplirent la charrette d’une nouvelle fournée de sept victimes d’Oberschaeffosheim dont le prévôt et maire suspendu. A Strasbourg, la lutte d’influence se poursuivait entre Jacobins et propagandistes et chacun rivalisait de zèle pour obtenir les faveurs des deux délégués. Téterel, qui justement revenait d’un voyage à Paris, ne voyait pas sans jalousie le succès des propagandistes. Il avait contribué à les recruter mais s’indignait de ce que pas un des frères strasbourgeois ne se montrait à la hauteur. Pour montrer l’exemple Téterel rapportait de Paris une grande idée. Le 24 novembre, à l’assemblé du club des représentants, il demanda formellement que la flèche de la cathédrale soit démolie et rasée jusqu’à la plate-forme. Ovation parmi les Parisiens, et grande stupeur parmi les Alsaciens. Les représentants appuyèrent Teterel par « la raison que les Strasbourgeois regardaient avec fierté cette pyramide, élevée par la superstition du peuple, et qu’elle rappelle les anciennes erreurs. » Un citoyen se serait alors écrié pour sauver la flèche que « c’était le seul point de toute la république, où les couleurs nationales étaient portées aussi haut près du ciel protecteur des hommes libres. L’étranger peut les apercevoir de la rive opposée du Rhin, puisse cette vue être celle du serpent d’airain contre les souffrances de l’esclavage ! » En fin de compte ce fut Saint-Just et Lebas qui sauvèrent la cathédrale par un arrêté du même jour (4 frimaire an II) : « Les représentants du peuple près de l’armée du Rhin chargent la municipalité de Strasbourg de faire abattre, dans la huitaine, toutes les statues de pierre. Qui sont autour du Temple de la raison et d’entretenir un drapeau tricolore sur la tour du temple. » En effet les deux représentants se souciaient davantage à l’abattage des têtes que des vieilles pierres. Le 25 novembre, nouvelle attaque des Parisiens qui lancèrent une discussion sur les Alsaciens qui ne connaissaient pas la langue française. Quelques propagandistes voulurent qu’on les déporte ; d’autres qu’on les guillotine. En fin de compte les esprits se calmèrent mais les Jacobin alsaciens se crurent obligés de faire une nouvelle démonstration d’obédience. Justement le retrait des Autrichiens permettait de ratisser plus au nord, dans les zones précédemment occupées par l’ennemi où l’on ne manquerait pas de dénonciations contre les « collaborateurs ». C’est dans ce contexte que Schneider où certains de ses acolytes arrivèrent à Wingersheim et Hohatzenheim le 7 frimaire de l’an II [27 novembre 1793]. Les Autrichiens avaient quitté Brumath depuis cinq jours. L’abbé Foesser raconte cet épisode dans son livre en citant la tradition orale due village de Wingersheim. D’après cette version, le 27 novembre, Schneider arriva d’abord à Wingersheim. Il se rendit chez le maire Michel Ohl qui habitait Schellgasse et qu’il connaissait depuis 1791. En effet à cette époque, Ohl et Georg Holzmann de Wingersheim l’avaient rencontré à Wissembourg où ils furent envoyés pour aider aux élections. Schneider cherchait des informations sur ce qui ce passait à Hohatzenheim et notamment sur les plaintes qui avaient été déposées contre l’ancien maire Nicolas Blaise. Des bruits couraient également que des prêtres non assermentés se rendaient quelques fois à Hohatzenheim pour y célébrer des messes. Il s’avérait justement qu’au moment même où Schneider était à Wingersheim, une messe était dite à Hohatzenheim. Aussi le fils de Michel Ohl, également nommé Michel, se précipita à Hohatzenheim par Mittelhausen et avertit les habitants de l’arrivée de Schneider. Cette affaire le força d’ailleurs à l’émigration peu de temps après. Lorsque Scheider eut questionné ses hôtes, il s’en alla pour se rendre à Hohatzenheim. Son passage à Wingersheim n’était pas passé inaperçu et le village en garderait la mémoire jusqu’au XXe siècle nous dit Foesser, puisque la chaise où l’accusateur public s’était assis fut conservée longtemps chez Antoine Riff qui habitait au no 234 de la Schulzengasse, de même qu’un selle militaire qu’un hussard autrichien avait laissé derrière lui au moment de la retraite des alliés. La suite de l’épisode nous est racontée de manière succinte dans le livre de Foesser et un peu plus détaillée dans un petit ouvrage sur l’histoire de Hohatzenheim. La source en est là aussi la tradition orale, à savoir celle des familles Blaes-Guth de Hohatzenheim et Kleinclaus à Mommenheim. Voilà ce que dit cet ouvrage : « Nicolas Blaise était pendant la révolution le maire de Hohatzenheim. Un jour, juste vers midi le commissaire de la révolution Euloge Schneider se trouva devant lui, sans donner la raison de sa venue. Le maire est sur le point de se mettre à table. Poliment il l’invite pour le repas de midi. Euloge accepte et fut bien reçu ; à la fin du repas le maire lui verse encore un verre de vin rouge en guise de dessert et alors qu’Euloge boit à sa bonne santé, il dit « Herr Bürgermeister, (Euloge était allemand) monsieur le maire, est-ce que votre sang est aussi rouge que votre vin ? » Le maire reste sans voix et sous le choc ne trouve aucune réponse. Euloge dit alors : « En fait je suis venu prendre votre tête. » Il l’emmena prisonnier à Strasbourg, le laissa condamner à mort par le tribunal de la révolution qui le ramena et le guillotina là. Blaise avait été dénoncé à Euloge comme royaliste et cela suffit pour le mettre dans la charrette. »[4]
Ferme de Nicolas Blaise
rue du village a Hohatzenheim
Que disent les faits établis sur cet épisode ? Deux choses : 1) Il semble en effet que Schneider ordonna l’arrestation de Nicolas Blaise le 27 novembre 1793 puisqu’il existe un ordre d’Euloge Schneider de ce jour-là qui ordonne l’arrestation de 5 personnes : Ordre de Euloge Schneider :[5] « Guerre
aux
accapareurs,
aux modérés, aux traitres
Euloges Schneider, commissaire civil à l’armée révolutionnaire, mande et ordonne à tout gendarme, ou exécuteur de mandements de justice, de conduire à la maison du séminaire de Strasbourg quatre hommes et une femme. Tout fonctionnaire public, civil et militaire, est requis de lui prêter main forte pour l’exécution du présent. Fait à Strasbourg, le 7 frimaire [27 novembre], l’an second de la république une et indivisible. Par ordre du tribunal, Weis, secrétaire greffier. Pour copie conforme à l’original, Christmann, secrétaire. » Toutefois ce document met en doute le fait que Schneider s’est rendu lui-même à Hohatzenheim, ou alors il aurait écrit l’ordre avant de s’y rendre. La deuxième preuve de l’implication de Schneider dans l’arrestation de Nicolas Blaise nous vient du compte rendu du procès lui-même où il est mentionné « l’interrogatoire subi le sept frimaire dernier [27 Novembre 1793] au comité de la correspondance secrète par Nicolas Blais de Hohatzenheim. » Quel que soit
l’implication exacte de Schneider dans cette affaire il clair que
Nicolas
Blaise fut arrêté ce jour-là pour être
conduit au séminaire en attente du jugement
du tribunal révolutionnaire où Schneider officiait en
tant qu’accusateur
public. Le nouveau tribunal révolutionnaire. Au début du mois de décembre, Nicolas Blaise était toujours prisonnier au séminaire de Strasbourg en attente d’un jugement. Au dehors, la lutte s’avivait entre Schneider et les propagandistes. Peu à peu, les jacobins parisiens commandés par Saint-Just s’étaient fait à l’idée de se débarrasser de Schneider dont le parti les incommodait. Il restait à trouver le moment opportun. En préparation du coup décisif, on eut recours à un soldat. Joseph-antoine-Marie-Michel Mainoni était né à Strasbourg d’un italien ayant eu un petit commerce à Strasbourg. Lui-même était négociant au moment où éclata la Révolution. Il fit banqueroute. Lié à Monet et Schneider il fut remarqué par les jacobins. Nommé capitaine dans la garde nationale, il entra dans le 6e bataillon des volontaires du Bas-Rhin avec lequel il alla guerroyer sous Custine. Le 9 mars 1793, Mainoni est lieutenant-colonel aux environs de Mayence. Début décembre, il fut rappelé à Strasbourg où on le mit au comité de surveillance. Le 15 frimaire [5 décembre] il accéda à la présidence du comité puis après l’arrestation de Taffin, il remplaça ce dernier à la tête du tribunal révolutionnaire reconstitué. Le 14 décembre Schneider décida de se marier. A l’issue de son mariage, pour impressionner sa belle il entra dans Strasbourg au milieu d’un cortège impressionnant avec des cavaliers « au sabre nu ». Cet étalage de faste impressionna et Saint-Just décida d’en faire le prétexte à son arrestation qui eut lieu le même jour. Aussitôt arrêté il fut transféré à Paris. Dans la foulée le tribunal révolutionnaire fut renouvelé. On se débarrassa de Taffin et Clavel. Quand à Wolff il fut aussi arrêté puis libéré et son sens diplomatique lui permit de retrouvé sa place au sein du nouveau tribunal. Au 18 décembre, le nouveau tribunal était en place avec Mainoni comme président, Teterel et Wolff comme juges et Neumann comme accusateur-public. Neumann était un négociant et ancien perruquier de Fort Louis incapable d’écrire une ligne en français. Enfin Hoodel était le Commissaire greffier. C’était ce nouveau tribunal qui allait juger l’affaire Blaise. D’après Mühlenbeck, le nouveau tribunal ne se distinguait de l’ancien que par son esprit d’ordre. La greffe fut mieux tenue ; les sentences furent libellées avec soin, et les accusés paraissaient avoir obtenu quelques garanties, par exemple un défenseur officieux. Mais les exécutions continuèrent sur le même rythme. Le 5 nivose [25 Décembre], le Comité de surveillance décida, « que les détenus au séminaire seront rangés en deux classes, les coupables reconnus et les innocents présumés, qu’il sera dressé une liste des uns et des autres qui sera présentée aux représentants du peuple qui seront invités d’établir une commission composée de bon républicains pour faire le triage de ces détenus et soumettre le tout à la sagesse des représentants. » Wolff dit qu’un comité secret fut institué et que ce comité s’assemblant de nuit, décida du sort d’un certain nombre de prisonniers.
Le Procès[6] Nicolas Blaise fut jugé sur deux séances, la première le 8 nivose et la seconde le 13 nivose :
« Suite
de
la
même séance
Présent les mêmes juges Vu par le tribunal l’interrogatoire subi le sept frimaire dernier [27 Novembre 1793] au comité de la correspondance secrète par Nicolas Blais de Hohatzenheim prévenu d’aristocratie, de propos contre révolutionnaires et d’avoir fui avec l’ennemi la municipalité de Hohatzenheim. Entendu le prévenu : oui, ainsi que les conclusions de l’accusateur public substitut, le tribunal a ordonné qu’il soit plus amplement informé contre le prévenu. Fait à Strasbourg les jour et an que dessus. Teterel, Mainoni, Wolff, Hoodel Commissaire greffier. »
Séance du 13 nivose II [2 janvier 1794] « Vu
par
le
tribunal l’interrogatoire subi au comité secret de
l’armée du Rhin le sept
frimaire dernier par Nicolas Blais de Hohatzenheim prévenu
d’être partisan de
l’ennemi vu la déclaration par écrit de Jacob Lobstein
fils d’Antoine
Lobstein maire.
Après avoir entendu les témoignages d’Antoine Lobstein maire, Thibaut Lichtenthaler, André Lobstein officiers municipaux, d’Eve Reeb femme d’Adam Gey et de Marguerite Reeb tous de Hohatzenheim. Le prévenu en ses moyens de justification. Son défenseur officieux. Ensemble les conclusions de l’accusateur public substitut. Le tribunal après avoir opiné publiquement a déclaré le prévenu Nicolas Blais convaincu d’avoir été du parti aristocratique de la commune, - qui se réjouissait lorsque les armées françaises avaient quelques échecs, - d’avoir pris plaisir lorsqu’un seul autrichien avait ordonné d’abattre l’Arbre de la liberté dans cette commune, qu’il a même dit voilà à présent l’orgueil des patriotes à bas, - de s’être porté avec les autres aristocrates de la commune dans la maison du maire patriote précédé de cet autrichien, qu’il y a bu de force vin que cette horte [horde] de scélérats lui avait enlevé dans sa fureur contre-révolutionnaire, - qu’il a dit dans ce moment « à présent nous sommes aussi les maîtres, il faut pendre tous les patriotes par les pieds et les laisser crever ainsi » [phrase soulignée dans le rapport], - que précédemment lorsque les Autrichiens étant à Brumath le jour d’une bataille il s’est trouvé sur une hauteur dans le ban de Hohatzenheim où entouré de ses parents il leur a dit « Voilà le moment ou il faut pendre tous les patriotes », - que pendant que l’ennemi était à Brumath il y est allé et y a passé la nuit, qu’il est revenu le lendemain chez lui où il est resté vingt quatre heures et qu’enfin lorsque l’ennemi a battu en retraite il l’a suivi, s’est rendu à Haguenau et a apporté du pain et de l’argent à son fils qui s’est sauvé avec femme et enfants, en conséquence le tribunal le déclare traitre à la patrie, contre révolutionnaire, partisan de l’ennemi et le condamne à la peine de mort, ordonne la confiscation de ses biens au profit de la république et que l’exécution se fera dans la commune même de Hohatzenheim, en outre que le présent jugement sera imprimé dans les deux langues et affiché dans toutes les communes du département et renvoie le tout pour l’exécution à la diligence de l’accusateur substitut. Fait à Strasbourg le jour mois et an que dessus. Teterel, Mainoni, Wolff, Hoodel Commissaire greffier. » Quatre jours plus tard, Nicolas Blaise fut conduit à Hohatzenheim pour la dernière fois. La guillotine fut installée sur un lieu public, peut-être devant l’église ou alors sur la petite place où s’élèverait plus tard l’école et l’ancien maire du village y fut guillotiné. Le bourreau s’appelait Megert. Il nota dans son livre d’exécution : « Le 6 janvier 1794 un homme a été guillotiné à Hohatzenheim. » Une liste compilée par Frédéric Charles Heitz à partir du livre de Megert donne le nom du condamné : « Nicolas Blaise de Hohatzenheim. »[7]
Querelles Religieuses Il n’est pas nécessaire d’aller très loin dans l’analyse pour se rendre compte que les familles Lobstein, Reeb et Lichtenthaler sont toutes protestantes. Et lorsque l’on sait que la population protestante de Hohatzenheim compte pour environ 20% de la population totale, force est de constater que dans cette affaire les protestants s’étaient ligués comme un seul homme pour dénoncer l’ancien maire et « les autres aristocrates de la commune ». D’ailleurs le « maire patriote » Antoine Lobstein n’en était pas à son coup d’essai puisqu’en juin 1793 il avait déjà dénoncé son prédécesseur (et successeur de Nicolas Blaise) Nicolas Schmitt, l’accusant d’avoir caché les meubles du curé Ohlman qui avait fuit en émigration. De ce fait, Schmitt fut obligé de fuir lui aussi au-delà du Rhin. Pour comprendre ce conflit religieux dans la commune il faut revenir en arrière sur l’histoire régionale. En 1545, le comte de Hanau-Lichtenberg se convertit au protestantisme et avec lui tous les habitants de ces domaine. A l’est, la décapole de Haguenau, terre d’empire reste catholique. Ainsi Mittelhausen et Hohatzenheim deviennent protestant alors que Wingersheim reste catholique. Un équilibre s’établit bientôt entre les deux communautés. Puis survient la guerre de trente ans en Allemagne, guerre religieuse entre les princes protestants du nord et l’empire des Habsbourg catholique au sud. L’Alsace reste remarquablement apaisée même si au gré des passages des armées étrangères sur son sol, chaque communauté défend sa chapelle. Ainsi les suédois et les allemands trouvent les faveurs des protestants alors que les lorrains et les autrichiens sont préférés des catholiques. En fin de compte, la France alliée des pays protestants prend le dessus en Alsace, d’abord officieusement puis formellement. Avec l’arrivée des Français, l’Alsace perd son équilibre religieux puisque le roi de France favorise ouvertement la communauté catholique. Tous les hauts fonctionnaires doivent être catholiques et même dans les villages, les maires (c’est à dire les prévôts ou Schultheiss en allemand) doivent eux aussi être catholique. Dans les villages protestants les maires perdent donc leur statut officiel de Schultheiss. Ils se nommeront désormais « Stabhalter » (celui qui tient le baton, c’est dire le pouvoir) et nommeront un maire fantoche catolique qui aura le titre de Schultheiss mais aucun pouvoir effectif dans la commune. Le passage de l’Alsace dans le giron d’un pays « très catholique » incita donc à travers la province des vagues de conversion au catholicisme. A Hohatzenheim, la population abjura en 1687 le protestantisme pour revenir au catholicisme. Toutefois environ 20 à 30% des habitants décidèrent de rester protestants. Comme l’église du village revint au catholicisme, ces protestants iraient à Mittelhausen pour leur culte, puisque ce village était resté protestant. On comprend bien que durant tout le 18e siècle, une certaine nostalgie voir même une rancœur animait les communautés protestantes de Basse-Alsace eux qui furent parmi les maîtres et qui étaient à présent une minorité lésée. A l’avènement de la révolution, le rapport de force changea brusquement. Les jacobins qui étaient les nouveaux maîtres du pays avaient deux ennemis principaux : les aristocrates et le clergé, vu alors comme le principal soutien du pouvoir ancien. En Alsace, bien évidement, les Schultheiss furent tout de suite la cible des révolutionnaires comme les garants du pouvoir ancien dans les villages. Comme ceux-ci étaient en général les protecteurs des curés, ça tombait bien et on faisait d’une pierre deux coups. Pour les minorités protestantes de ces villages, l’occasion était trop belle de profiter de ce vide du pouvoir local en se présentant comme les opposants de longue date aux schulteiss et aux curés. Enfin lorsqu’en 1793, les Autrichiens catholiques envahirent l’Alsace et se présentèrent comme les défenseurs de l’ordre ancien, il n’est pas difficile de comprendre l’accueil qu’ils reçurent des catholiques déchus. Presque partout ils furent ovationnés par les catholiques mais aussi par certains protestants qui tenaient à la liberté de culte. Lorsque les Autrichiens durent se replier, des dizaines de milliers d’Alsaciens décidèrent de s’enfuir avec eux par peur de représailles, surtout des catholiques dont notamment le fils de Nicolas Blaise également prénommé Nicolas. Sur son site consacré à Weiterswiller, François Schunck[8] a fait une étude très approfondie de cette période et de ses conséquences. Il note par exemple que les émigrés du village sont au nombre 34 et ajoute : « La composition de ce groupe est remarquable : 28 catholiques, 5 juifs et 1 protestant, pour un village de 800 âmes où six habitants sur dix étaient protestants. Cette répartition persuade du départ volontaire de la plupart des catholiques, même si quelques uns soutiendront plus tard avoir été entraînés de force par les ennemis. » Evidemment après la révolution, les haines persistèrent attisées par la mémoire du passé. François Schunck relève ainsi qu’en 1810 « une plainte signée de citoyens de Weiterswiller, dont Louis Haehnel et Jacques Schunck, les principaux zélateurs de la Révolution, fut déposée devant le préfet contre le maire catholique Louis Singer. Dans la réponse adressée au préfet pour sa défense, Louis Singer écrit à leur sujet : « Louis Haehnel et Jacques Schunck [...] dont l'administration n'a été qu'un tissu de vexations et d'injustices dont les habitants ne perdront jamais la mémoire. » Et encore : « [...] dont les deux principaux meneurs me font sans doute l'honneur de me comparer à eux, lorsqu'étant en fonctions et armés de verge révolutionnaire, ils disposaient à leur gré de la fortune de leurs administrés tremblans, opprimaient les catholiques et s'arrogeaient un pouvoir despotique. » On ne peut mieux décrire l'importance du fossé que l'épisode révolutionnaire creusa à Weiterswiller entre les protestants, en majorité républicains, et les catholiques, le plus souvent hostiles à la République jacobine. » Pour affiner cet exposé, il peut être utile de le comparer à la situation en Alsace en 1871 et 1940 lorsque les Allemands arrivèrent en Alsace. Là aussi les nouveaux venus cherchèrent des alliés parmi les groupes où ils avaient le plus de chance de trouver des sympathisants. Ainsi le pouvoir Prussien de 1871 qui avec Bismarck allait bientôt persécuter les catholiques d’Allemagne, trouva en Alsace des appuis principalement parmi les protestants (seuls les protestants étaient prêts à donner le prénom de l’empereur – Guillaume - à leurs enfants). Même chose en 1940, où notamment à Hohatzenheim, le maire catholique fut déposé pour être remplacé par un protestant. Dans ces deux derniers cas, les catholiques étaient du côté républicain (et pour la France) alors que dans le cas révolutionnaire, ils étaient du côté royaliste (et contre la France). On voit donc bien que le moteur principal des querelles n’est pas une idéologie politique ou patriotique mais bien la religion lorsque celle-ci est utilisée à des fins politiques.
Conclusion Notre analyse montre sans équivoque qu’il est très réducteur de faire porter à Euloge Schneider la seule responsabilité dans la condamnation à mort de Nicolas Blaise même si sa participation ne semble faire aucun doute. Cette mort fut donc la conséquence d’une monté de l’intégrisme révolutionnaire attisé par l’invasion autrichienne et les propagandistes de Paris qui poussèrent les républicains d’Alsace vers une course en avant dont eux-mêmes finirent par être les victimes. Mais cette terreur n’aurait pas abouti si elle n’avait trouvé des relais dans les populations locales où des frustrations et autres rivalités religieuses couvaient de longue date. Cette constatation, nous pousse à conclure que malheureusement, la France et l’Europe d’aujourd’hui ne sont pas à l’abri de ce type de tragédie. [1] „Une énigme du temps de la terreur“ Kochersbari no23/1991 [2] „Euloge Schneider, 1793“ E. Mühlenbeck [3] François Heim “Euloge Schneider”; Kochersbari n50, 2004. [4]„Fremden un Pilgerführer durch Hohatzenheims kunsthistorisch alt-ehrwürdiges Heiligtum zur Schmerzensmutter“ 1951 [5] Heitz « Notes sur la vie et les écrits d’Euloge Schneider », 1862. P111 [6] Archives du Bas-Rhin. Le Procès Blaise est le dernier du livret : « Tribunal révolutionnaire à Strasbourg [129L] -Jugements Brumaire an II [129L1] » (Brumaire va du 22 oct 1793 – 20 nov 1793 mais les procès vont jusqu’au 13 nivose) [7] „Wingersheim und Seine Filialen Hohatzenheim, Donnenheim, Mittelhausen. » Pfarrer J. Foesser [8] 1793 : la Grande Fuite à Weiterswiller François Schunck. http://f.s.weiters.pagesperso-orange.fr/ |
Tombe de Nicolas Blaise à Hohatzenheim Euloge Schneider Louis Antoine de Saint-Just Cathédrale de Strasbourg - Temple de la raison Euloge Schneider sur la Guillotine - Avril 1794 Arbre de la Liberté en Alsace |