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HISTOIRE D'UNE FAMILLE NOMMEE JOST
LE TEMPS DES BERGERS
(1726-1789)
INTRODUCTION
Sortant du mystère insondable de la nuit des temps, cette famille apparaît pour la première fois au début du XVIIIe siècle, avec Jean Jost, le premier ancêtre identifié de la lignée, berger de son état. Il était marié à Maria Bür et avait au moins sept enfants. Il est mentionné pour la première fois en 1726 dans le village de Huttendorf, situé à quelques kilomètres à l’ouest de Haguenau. En ce temps là Louis XIV était mort depuis 11 ans et Louis XV, âgé de 16 ans régnait sur la France et l’Alsace.
I – PREMIERE GENERATION
JEAN JOST ET MARIA BÜR (1726-1748)
1- Origine du couple
Nous savons que ni Jean ni Maria ne sont natifs de Huttendorf. En effet, aucune autre famille Jost ou Bür n’est mentionnée dans ce village au XVIIe et XVIIIe siècle. A cette époque il y avait 2 foyers principaux de “Jost” en Alsace. Un foyer “sud” principalement catholique, concentré autour de Dorlisheim et Bischoffsheim et un foyer “nord” principalement protestant et dispersé sur une bande allant de la région de Wissembourg jusqu’en Alsace Bossue, avec un noyau central important autour de Niederbronn. Entre ces deux zones, il y avait également quelques familles dispersées émanant probablement à une date plus ancienne d’un des deux foyers principaux. On peut noter ainsi la présence de quelques familles Jost catholiques dans la région de Hochfelden et Durningen dès le 17ème siècle. Hochfelden est indéniablement le foyer le plus proche de Huttendorf mais jusqu’à présent je ne suis pas parvenu à établir de lien de parenté entre ce noyau et notre famille. Il est difficile à dire si les ancêtres de Jean Jost venaient du foyer sud ou nord, toutefois comme Jean était catholique je penche pour une origine sudiste de la famille, c’est à dire de la région de Bischoffsheim.
En ce qui concerne Maria sa femme, une recherche sommaire sur l’annuaire téléphonique indique qu’aujourd’hui le noyau principal des Bür est localisé autour de Batzendorf. Cette hypothèse semble confirmée par la localisation des quelques Bür du XVIIIe siècle que j’ai pu identifier sur Internet (Hochstett, Wahlenheim, Batzendorf). On peut donc penser que Maria est originaire de cette région. Malheureusement, les registres paroissiaux de toute cette zone ont été détruits et il est donc peu probable que nous retrouvions la trace de ses origines.
2- Le noyau familial
Des recoupements de dates permettent de spéculer que Jean Jost et sa femme sont nés aux environs de 1680-90 . Ils se sont probablement mariés aux environs de 1710 et auraient eu leur enfants durant la quinzaine d’années suivante. Parmi les sept enfants du couple identifiés il y avait trois garçons, à savoir Jacques, Michel et Laurent et quatre filles, Maria, Anna, Catharina et peut-être Madeleine dont la filiation n’est pas prouvée. Laurent Jost est né aux environs de 1717. Si l’absence de relation familiale au village plaide pour une arrivée du couple après son mariage, il est possible que certains de leurs enfants soient nés à Huttendorf, car les registres de baptêmes et de mariages manquent pour les premières décennies du dix-huitième siècle. En tout état de cause étant donné l’âge approximatif de Jean, il est peu probable que son arrivée au village soit antérieure à 1700.
Comme Jean était berger et que les bergers étaient en général tributaires des communautés villageoises, son emploi était fortement dépendant des cycles économiques comme nous le verrons par la suite. Il est donc possible que Jean (marié ou non) soit arrivé à Huttendorf à l’occasion de l’une des grandes crises du début du siècle. Ainsi une première crise inflationniste a lieu en 1698-99 après une récolte déficitaire, la peur de la disette et quelques manœuvres spéculatives. En 1709, survient un terrible hiver “le plus funeste et le plus malheureux de plusieurs siècles”, note Jean David Kresse, de Ribeauvillé. Le froid, la guerre (celle de succession d’Espagne de 1702 à 1714) suivie d’une épidémie de fièvre et des récoltes désastreuses mettent la région à genoux. Enfin en 1713, une invasion de souris combinée à plusieurs dévaluations monétaires, provoquent une augmentation de 150% des moyennes de prix de 1708 . Chacune de ces crises a pu provoquer le départ de Jean de son village natal pour un lieu plus propice.
Quelque soit la date exacte de son arrivée, le 20 juillet 1726 le couple habitait à Huttendorf et Jean Jost déclare le décès de sa fille Anna. Celle-ci est qualifiée de “puella” (jeune fille ou petite fille) et était donc probablement âgée de moins de 15 ans. Mauvaise année pour la famille, puisque le 19 septembre de la même année c’est au tour de Jacques de décéder. Il est qualifié de “infans” (enfant) et était donc probablement âgé de moins de dix ans. Bien qu’aucune épidémie ne soit signalée dans la région à cette époque , ces enfants furent sans doute victimes d’une maladie contagieuse locale, évènement malheureusement fréquent au XVIIIe siècle. Les historiens n’ont-ils qualifié les enfants d’alors de “grandes victimes de l’ancien régime démographique”?
3- Etre berger en Alsace au 18e siècle
A cette époque les bergers étaient semi-sédentaires. Ils étaient employés communaux et restaient en général quelques années dans un village puis, lorsqu’on avait plus besoin d’eux ou qu’une opportunité se présentait ils passaient au village suivant. Sous l'ancien régime, les membres des différents corps de métier étaient regroupés en corporations régionales pour sauvegarder des intérêts professionnels communs. Ces "confréries" avaient leurs saints, et leurs membres se réunissaient pour des fêtes religieuses ou profanes, mais aussi surtout pour régler leurs affaires professionnelles et leurs différends.
Leur particularisme voulait qu'elles recrutent leurs membres selon les commodités géographiques et non selon les limites seigneuriales ou culturelles. Les origines de ces confréries sont très vagues, mais elles ont duré en général jusqu'à la Révolution. La plus connue est celle des musiciens d'Alsace, appelée confrérie des ménétriers, dont les protecteurs étaient les sires de Ribeaupierre puis leurs héritiers. Le "Pfifferdaa" (jour des ménétriers) continue d'être fêté à Ribeauvillé et à Bischwiller.
Les bergers ont également formé des confréries régionales. En Haute-Alsace, leur confrérie regroupait les bergers du Haut-Rhin, du Sundgau et du Brisgau, et était patronnée par les sires de Ribeaupierre. Ils se réunissaient le 24 août à Hirtzfelden près d'Ensisheim. Leurs statuts prévoyaient entre-autres des dispositions d'assistance mutuelle en faveur des bergers pauvres, malades et âgés.
Pour la Basse-Alsace, la confrérie était patronnée par les sires de Hanau-Lichtenberg qui déléguaient leurs fonctions au bailli de Pfaffenhoffen, ville où se tenaient également les réunions. Jadis cette confrérie comprenait tous les bergers de Basse-Alsace. Vers 1745 environ, une cinquantaine se réunissait encore à Pfaffenhoffen. Ils y décidèrent d’ailleurs de rénover leurs statuts. Le nouveau projet comprenait 20 articles d'ordre disparate. La confrérie disparut finalement à la fin du XVIIIe siècle.
Nous sommes peu renseignés sur la façon de vivre des bergers. En général, ils étaient embauchés par les communautés villageoises et habitaient une maison communale; certains villages possédaient une maison propre au berger. Plus tard, les bergers ont racheté ces maisons à la commune ou construit leur propre maison. Ils cultivaient des parcelles communales. Il est très difficile de faire une étude sur cette profession à cause de la rareté d'archives familiales; les bergers ne possédaient ni maison ni terres et étaient rarement sédentaires. Les mariages se faisant souvent dans le même milieu et permettaient ainsi de caser les fils dans d'autres villages. Les bergers étaient rémunérés par des paiements en nature, très souvent une certaine quantité en grains, calculée selon le nombre de bêtes du troupeau.
Le travail d'un berger d'un village proche de Willgottheim, consistait à garder les moutons du village sur les prés et les terrains communaux toute l'année, également les vaches en automne. Au son de sa flûte, les moutons sortaient des fermes et étaient ramenés le soir.
Le berger était également, la plupart du temps, vétérinaire et boucher. Dans tous les villages on retrouve sa maison par le hofname (nom de la cour) "s'Hirte" (le berger). La profession était représentée dans le Kochersberg par certaines dynasties familiales: les Heidmann, Schatz, Loth, Messer, Wendling, Reinmann. Les Heidmann étaient les plus nombreux et étaient tous apparentés, malgré l'orthographe variée du nom de famille qui ne s'est stabilisée qu'à la fin du siècle dernier avec l'apparition du livret de famille.
4- L’échelle sociale dans les villages alsaciens sous l’ancien régime
L’échelle sociale d’un village rural de l’ancien régime répartissait grosso-modo la population en 4 catégories. La première, la plus respectable était celle des notables. Elle comprenait le curé, le prévôt (ou Schultheiss, c’est à dire le maire), les échevins et autres auxiliaires du prévôt (garde forestier, garde des marches, etc…) et les bourgeois, marchands et artisans respectés pour leur richesse. Ces notables sont le plus souvent des propriétaires terriens, les plus riches ou plus puissants du village. Certains ont même leur blason, acquis en général durant la période 1690-1700. Ils se marient entre eux et un prévôt par exemple, va essayer de placer ses enfants dans les prévôtés avoisinantes.
La seconde catégorie est celle des agriculteurs. Ils sont respectés car ils “possèdent” la terre de leur exploitation, symbole de puissance. Les agriculteurs sont donc particulièrement attachés à l’identité du village et à son histoire. Ils incarnent en fait l’âme du village. Ils fréquentent en priorité les autres agriculteurs du village et marient leurs enfants aux enfants d’autres agriculteurs, si possible du même village. Les plus puissants aspirent à une fonction communale.
La troisième catégorie est celle des artisans. Cette catégorie ne possède pas de terre et est donc plus mobile. Elle se définit par un savoir faire, forgeron, tisserand, tailleur et tire sa force de la confrérie de sa corporation. Dans certains villages moins agricoles, certains métiers peuvent surpasser en prestige les agriculteurs. Les marchands sont en général puissants mais les petits villages ruraux du Bas-Rhin en comptent peu. Les artisans aspirent en général à s’allier à une famille d’agriculteurs.
La dernière catégorie enfin, la plus basse, peut être désignée par le terme générique de journaliers. Elle regroupe ceux qui n’ont pas de terre, ni de savoir faire particulier et qui louent leur services en fonction des besoins saisonniers des uns et des autres. Ils n’ont pas de confrérie et en période difficile ils ne peuvent compter que sur leurs liens familiaux. La famille (cousins, oncles) constitue donc leur première ressource. En période difficile, les journaliers sont souvent condamnés à chercher fortune ailleurs.
5- La position sociale de Jean Jost
En tant que berger, Jean Jost est socialement placé entre le groupe des artisans et celui des journaliers. Les bergers sont similaires aux artisans par leur confrérie relativement importante, et par les liens forts qui existent entre ses membres. Pourtant, les bergers sont proches également des journaliers car ils n’ont pas de savoir faire particulier. Ils rendent un service à la commune qui les rémunère en conséquence. On se doute qu’en temps de disette ou de guerre, la commune peut assez facilement se passer de ce service et les agriculteurs gardent alors leurs bêtes eux-mêmes. Comme le journalier, le berger est itinérant. Il passe à peu près une quinzaine d’année dans un village avant d’aller chercher fortune ailleurs.
Contrairement à la famille de bergers Heidmann, très nombreuse dans la région et donc assez puissante, Jean Jost se trouve relativement isolé aux alentours de Huttendorf. Je n’ai trouvé à ce jour aucun lien de parenté dans les villages environnants ce qui peut suggérer qu’il vienne de plus loin. Durant son passage à Huttendorf il est probablement considéré comme un étranger de peu d’intérêt car pas une fois il n’est appelé comme témoin sur les actes de la paroisse. Il est difficile d’estimer combien de temps la famille a passé à Huttendorf. Toutefois, dès 1737 elle apparaît dans le village voisin de Minversheim. La raison de ce déménagement est inconnue mais il est possible que Jean ait été forcé au départ par la crise de 1735-36. En effet la grande humidité et les fortes pluies de l’été 1734 a déclenché une épidémie de “fièvre miliaire”. La mortalité augmente et combinée aux effets de la guerre de succession de Pologne (1733-1738), donne lieu à la première grande inflation du siècle .
A une exception près que nous discuterons plus loin, Jean connaît à Minversheim le même sort qu’à Huttendorf. Jamais appelé comme témoin pour les décès et les mariages, jamais sollicité comme parrain (ou Maria comme marraine) pour les baptêmes, Jean est encore une fois un étranger, un habitant de peu de poids dans la communauté.
Inutile de préciser que dans ce contexte, la seule force et le seul recours de Jean Jost réside dans les liens privilégiés qui existent au sein de sa confrérie. Celle-ci se réunissait à Pfaffenhoffen, qui se trouve à quelques kilomètres au nord de Huttendorf et il est indéniable que Jean était en contact fréquent avec les autres bergers. Ainsi peu à peu, il va utiliser ces relations pour étendre ses alliances grâce à une politique de mariages ciblée.
Les mariages
Le 19 novembre 1737 Jean marie sa fille Maria avec Mathias Michel-Hans de Wittersheim. Le couple sera signalé plus tard à Hochstett où Mathias exerce la profession de berger.
En 1742, Madeleine Jost se marie à Mommenheim avec Philippe Heidmann, berger dans ce village. Si Madeleine est bien la fille de Jean , ce mariage est important pour la reconnaissance de Jean au sein de la confrérie, largement dominée par les nombreux Heidmann. Le couple ira s’installer à Willgottheim quelques années plus tard (entre 1745 et 1747).
Le 8 janvier 1743 Jean marie ses deux fils en même temps. Le premier, Laurent épouse Maria Keller, fille de Thomas Keller tisserand de Mommenheim et résident de cette commune au moins depuis son mariage en 1716. Thomas Keller avait aussi des contacts à Huttendorf puisqu’en 1730 il est témoin à un mariage dans ce village. On peut donc penser qu’il connaissait Jean Jost depuis un certain temps. Laurent va s’installer comme berger à Minversheim avec son père.
Avec son second fils Michel, Jean contracte une troisième alliance parmi les familles de bergers, puisque Michel épouse Maria Oberlin (ou Oberlé), fille de Michel Oberlin, berger à Hohatzenheim. Cette famille compte plusieurs bergers dans la région de Hohatzenheim-Wingersheim. Michel va s’installer comme berger à Truchtersheim. Il semble que son beau-père ou un beau frère va l’y suivre, puisqu’un certain Michel Oberlin apparaît dans ce village dès 1744.
Ainsi en quelques années Jean Jost s’est allié à trois familles de bergers de la région ainsi qu’à un tisserand de Mommenheim. A cette époque l’importance de Mommenheim comme carrefour de la région commence à s’affirmer, grâce notamment à son moulin sur la rivière Zorn qui date de 1698 et qui est agrandi dès 1743.
Confirmation d’une amélioration sociale
Après cette période d’établissement dans le tissu local, Jean et Maria sont à la porte de la vieillesse. Toutefois, on note une certaine reconnaissance de la famille au sein de la communauté. Il est vraisemblable que Jean ou ses fils aient profité des réunions de la confrérie autour de 1745 pour confirmer les alliances fraîchement constituées. Ainsi lors du Décès de sa femme Maria Bür en 1745, Jean confirme ses liens avec Philippe Heidmann (habitant toujours à Mommenheim) en le choisissant comme témoin à la place de ses fils. La même année Catherine Jost, le dernier enfant célibataire de Jean, est choisie comme marraine du nouveau né du tisserand Jean Wolf de Minversheim. L’acte de baptême est tout à fait explicite puisqu’il cite la Marraine “Catherine Jost, fille de Jean Jost”. C’est une première pour la famille. Finalement en 1746, Catherine Jost se marie à son tour, à Minversheim avec Antoine Stahlé de Haguenau. Sa profession se m’est pas connu mais à l’époque il devait apparaître comme un citadin et donc jouir d’un certain respect.
6 – La signature de Jean Jost
Au XVIIIe siècle, Dans les villages de campagne l’instruction est assez rare. Le curé est en général le seul vrai lettré. Les plus instruits des villageois signent les actes de leur nom, souvent d’ailleurs d’une main hésitante et peu experte. Les autres signent d’une croix, d’un cercle ou quelques fois pour les plus créatifs d’un signe plus personnel. Les signes personnels sont souvent à connotation religieuse et l’on peu penser que l’individu a choisi un signe qu’il a vu dans l’église du village, probablement un des seuls endroits où il est confronté à “de l’écrit”.
Parmi les signes personnels que j’ai pu admirer au fil des registres, ceux de Thomas Keller (beau-père de Laurent Jost) et Jean Jost sont parmi les plus créatifs par leur complexité. Je n’ai pas encore éclairci la signification du signe de Thomas. Il semble articulé autour d’un “H”. Il est peut-être d’ordre religieux ou lié à sa profession. Toujours est-il qu’il apparaît déjà en 1730 sur l’acte qu’il signe à Huttendorf.
Le signe de Jean Jost à une origine plus claire, puisqu’il dérive du monogramme religieux “IHS”, monograme qui symbolise le nom de Jésus Christ.
Histoire du monogramme “IHS”
A partir du IIIe siècle, le nom grec du sauveur est quelquefois abrégé, surtout dans les inscriptions chrétiennes. Ainsi Jesus Christ devient “IH” (iota-êta) pour “Jesus” et “XP” (chi-rho) pour “Christus”. Au siècle suivant le sigle grec “XP” (chi-rho) n’est plus seulement une abréviation mais devient aussi un symbol. D’autres abréviations pour Iesous Christos sont alors utilisées comme IC et XC, ou IHS et XPS. Ces monogrammes grecs continuent d’être utilisés en latin au Moyen Age bien que leur signification ait été oubliée. (Ainsi certains ont traduit incorrectement IHS par la formule Iesus Hominum Salvator). Vers la fin du Moyen Age, IHS devient le symbole du Christ. Quelquefois le H est surmonté d’une croix et en dessous s’inscrit un cœur avec les trois clous de la crucifixion. Ce monogramme devint le symbole de St. Vincent Ferrer (mort en 1419), de St. Bernard de Sienne (mort en 1444) et de la société de Jésus de St. Ignace de Loyola (1541).
Le monogramme IHS et Jean Jost.
Lorsque Jean Jost signe “IHS", il marque la croix sur le “H” mais en dessous, à la place du coeur et des clous classiques, il inscrit ce qui peut être interprété comme un “n” ou un “n - inversé”. On ne peut être sûr de ses intentions car sur les 5 signatures de Jean dont je dispose, chacune est légèrement différente des autres (même les deux signatures du 8 janvier 1743 effectuées probablement à quelques heures d’intervalle, sont différentes l’une de l’autre). Le S est parfois à l’endroit, parfois à l’envers, le n aussi, quand il n’est pas tout simplement oublié. Un indice sur la signification de ce « n-inversé » nous est donné par le monogramme IHS sculpté sur une croix du cimetière de Minversheim (cf ci-dessous). Sur celle-ci les trois clous du coeur sont remplacés par un seul sur la droite (parfois aussi représenté par un sabre transperçant le cœur). Ainsi on peut penser que ce “n-inversé” est en fait constitué d’un « pont » : représentant la partie supérieure d’un cœur à moitié effacé sur le monogramme que Jean aurait pris comme modèle, transpercé d’un clou sur la droite :
Quelque soit le graphisme précis du signe, il parait clair que le symbole choisi par Jean a été copié d’un mur d’église, d’une croix de cimetière ou plus probablement d’une croix de chemin. Ainsi, j’ai parcouru les cimetières de la région de Minversheim à la recherche de croix du XVIIIe siècle. A Minversheim il y en a plusieurs. La plus ancienne (datant de 1763) contient le monogramme IHS classique (avec la croix, le coeur et les clous). Le monogramme est aussi présent sur le plafond de l’église dont certaines parties datent de 1765. Dans le cimetière du village voisin de Huttendorf j’ai trouvé le monogramme sur 3 ou 4 anciennes croix datant du XVIIIe et XIXe siècle. Plus au nord à Morschwiller je n’ai trouvé le monogramme que sur une seule croix. Par contre je n’ai pas trouvé le monogramme à l’est de cette zone (Hochstett, Uhlwiller, Dauendorf). Une recherche dans le recueil “Le Patrimoine des Communes du Bas-Rhin”, m’a permis de trouver d’autres villages où ce monogramme est représenté, notamment à Ettendorf sur une façade de 1730 et à Lixhausen sur une croix de chemin à niche de 1732. La notice sur Lixhausen mentionne 2 autres croix à niche dans ce village et décrit cette région comme riche en croix à niche . J’ai représenté la distribution des monogrammes IHS que j’ai trouvé sur la carte suivante.
L’usage du monogramme IHS comme ornement religieux semble donc avoir été à la mode dès le début du XVIIIe siècle, et notamment au nord de la rivière Zorn dans la région de Lixhausen à Huttendorf (Les villages à l’ouest de Lixhausen sont pour la plupart protestants). Jean l’aura choisi pour signature à cette époque (peut-être lors de son mariage) probablement plus par souci d’originalité que par dévotion religieuse, car il est peu probable qu’il en connaissait la signification. Etant donné son métier qui l’appelait à parcourir la campagne, je pencherais pour une inspiration à partir d’une croix de chemin plutôt que d’une croix de cimetière ou d’un mur d’église (En effet, qui prend des notes en allant au cimetière ou à l’église?!).
Note:
On peut également interpréter le signe de Thomas Keller dans l’optique du IHS, parfois abrégé en un simple H (la branche de droite se terminant éventuellement en croix). Ainsi, on retrouve dans le signe de Thomas le “H” et la croix. Les 3 barres verticales sous le H peuvent alors évoquer les trois clous de la crucifixion.
7 – Un jour d’hiver 1743
Le 28 janvier 1743, en plein hiver, vingt jours exactement après le mariage de ses deux fils, Jean apparaît comme témoin sur un acte de décès. C’est la seule fois à ma connaissance qu’il ait jamais été témoin. Ce jour là est enterrée Anna Catharina, qualifiée de “fille naturelle et vagabonde”. En plus du curé qui rédige l’acte sont mentionnés deux autres témoins, à savoir Lambert Krauss qui signe de ses initiales et Nicolas Zothner qui signe son nom. Jean Jost signe de son monogramme habituel.
On peut se demander pourquoi l’humble berger du village a été appelé à témoigner de ce décès, d’autant plus qu’il est inhabituel que trois témoins signent un acte de décès. En général n’est mentionné qu’un, voire deux témoins. On peut donc penser que si Jean Jost était présent c’est qu’il connaissait Anna Catharina ou qu’il l’avait découverte, probablement morte de froid. En tant que berger Jean parcourait la campagne et il rencontra probablement la vagabonde à plusieurs reprises. Il est possible qu’après avoir découvert la défunte, il l’ait signalé à Lambert Krauss et Nicolas Zothner ce qui expliquerait la présence des trois hommes à l’enterrement.
8 – L’été des pendours
Politiquement, les années 40 sont marquées par la guerre de succession d’Autriche (1740-1748) où la France est une fois de plus opposée à l’Autriche. Après la défaite de Dettingen en juin 1743, l’armée française est sur la défensive et en 1744, l’ambition du prince Charles de Lorraine qui est à la tête de 70.000 soldats impériaux le pousse à considérer une campagne au delà du Rhin, dans la fertile plaine d’Alsace. Ainsi en juin, il passe le Rhin à auteur de Lauterbourg dont il se saisit avant de se diriger vers le sud. L’armée de Joigny Postée à Wissembourg longe le Rhin et s’établit à Haguenau. Le prince Charles contourne alors l’armée française et se saisit de Saverne, ce qui force les français à se replier sur Strasbourg pour ne pas être coupé du ravitaillement et du gros de l’armée arrivant de Lorraine. Les Autrichiens prennent alors Haguenau. Durant plusieurs semaines l’Alsace du nord et le Kochersberg en particulier seront soumis au pillage des mercenaires autrichiens du Colonel Trenck, appelés Pandours à cause de leur origine balkanique. Lorsque l’armée de Louis XV entre enfin en Alsace, Charles sonne la retraite ne laissant comme arrière-garde que quelques milliers de Pandours qui s’occuperont principalement à écumer la région. Le passage des Pandours est notamment attesté à Mittelhausen, Hohatzenheim ainsi qu’a Huttendorf. Quelque escarmouche a du se produire dans les environs de ce village car un mercenaire autrichien y décède en août. Il est plus que probable que les mercenaires sont également passés dans le village voisin de Minversheim et que la population ait subi les rapines de la soldatesque. La région ne sera définitivement libérée qu’en septembre. Quelques mois plus tard, Louis XV visite Strasbourg. Pour fêter sa venue et pour faire oublier la faiblesse passagère de son armée, il offre à la population des festivités somptueuses. Strasbourg sera pendant quelques jours le centre du royaume de France.
9 – Fin de vie
La guerre de succession d’Autriche, comme la plupart des guerres, est accompagnée d’une crise économique. Celle-ci s’avère plus longue que celle de 1735-36. Durant les années 1742-44 la malpropreté, l’entassement domiciliaire et le passage des réfugiés provoquent des épidémies de grippe et de typhus qui entraînent une inflation larvée. La crise des prix double le cap de la paix de 1748 et dure jusqu’en 1750 . Maria Bür meurt, nous l’avons dit en janvier 1745, peut-être victime de l’une de ces épidémies. Laurent vit avec son père à Minversheim alors que Michel est berger à Truchtersheim. les 3 filles de Jean sont mariées également. Finalement, Jean meurt à Minversheim le 10 mars 1748. Ses deux fils Laurent et Michel sont témoins. Peu après Laurent quittera le village. La situation de la famille s’est sans doute dégradée avec la situation économique et Laurent se préparait probablement à partir depuis un certain temps. La mort de son père aura donné le signal du départ.
II – DEUXIEME GENERATION
LAURENT JOST ET MARIA KELLER (1743-1789)
1- Le mariage
Le 8 janvier 1743 Laurent Jost (environ 26 ans) et Maria Keller (environ 22 ans ) se marient en l’église paroissiale de Minversheim. Maria est fille du tisserand Thomas Keller de Mommenheim.
Comme leur parents, aucun des deux époux ne sait écrire. Laurent signe l’acte d’un “H” et Maria simplement d’une croix. Le “H” de Laurent est tout à fait fortuit et probablement inspiré sur le moment par l’influence paternelle car dès 1747 il ne signe plus que d’une simple croix.
Nous rappelons que ce même jour se marie également le frère de Laurent, Michel Jost avec Maria Oberlin. On peut penser que Laurent était l’aîné des deux frères car son mariage a lieu en premier et c’est lui qui restera au village avec son père. On peut également supposer que pour Jean Jost, le mariage de Laurent représentait l’évènement principal de ce jour puisque grâce à Laurent la famille s’alliait à une famille de tisserands, un métier reconnu à l’époque, alors que pour Michel c’était un mariage “intra-confrérie” plus habituel.
Les deux actes de mariage mentionnent les mêmes témoins à savoir Jacob Specht et Joseph Muller, tout deux menuisiers. Les deux savent écrire leur nom et signent l’acte de Laurent. Joseph Muller qui habite Minversheim signe aussi l’acte de Michel, mais Jacob Specht dont le nom est pourtant mentionné comme témoin ne s’attarde pas et n’est plus présent pour la signature de l’acte de Michel. C’est alors le beau frère du marié, le berger Mathias Michel-Hans, mari de Maria Jost, qui signe l’acte d’un: “H”.
Cette anecdote montre l’attachement de la famille Jost à attirer comme témoins des hommes au statut plus élevé. De plus il est clair que pour le menuisier Jacob Specht, être témoin aux mariages des fils Jost n’était pas un honneur extraordinaire. Bien qu’ayant accepté ce rôle et avoir été inscrit sur les deux actes que le curé avait probablement préparé préalablement, il change d’avis et s’éclipse après la cérémonie de Laurent. Un remplaçant lui est alors trouvé au pied levé. Le mariage eut lieu un mardi, en semaine donc, et Jacob est probablement retourné à ses activités professionnelles. Pour l’anecdote, Joseph Muller avait en fait marié la veille (le lundi 7 janvier) sa fille Barbara à Pfettisheim à André, fils de Jacob Specht le menuisier de ce village. Le 2e témoin du mariage Jost était peut-être Jacob le jeune, fils du menuisier de Pfettisheim qui habitait alors probablement dans les environs (il est signalé plus tard à Haguenau).
2- Les Débuts du ménage à Minversheim
Laurent s’installe avec sa femme à Minversheim probablement dans la maison de ses parents et assure la continuité de la fonction paternelle. Cette continuité est un signe supplémentaire que Laurent est bien le fils aîné. Le fils cadet, lui, dut donc trouver une place ailleurs, en l’occurrence à Truchtersheim. Le ménage a du connaître des débuts difficiles. Nous l’avons vu, les années 40 sont marquées par une inflation larvée et de nombreuses épidémies. C’est à cette époque que se généralise en Alsace la consommation de pommes de terre qui devient produit de subsistance. Ainsi l’intendant en défend l’exportation par chariot (1748) et prohibe la fabrication d’alcool de tubercule, car dit-il seule la pomme de terre fournit à la subsistance d’un grand nombre d’habitants de cette province “en place de pain”. Les deux parents de Laurent décèdent durant cette période et il ne fait aucun doute que Laurent va être peu à peu poussé au départ. Il restera pourtant au moins jusqu’au décès de son père, probablement trop vieux pour envisager un déménagement.
En dépit de la situation, trois enfants lui naissent durant cette période. Antoine (le 7 avril 1744), Jean (le 27 décembre 1745) et Barbara (le 30 octobre 1747). Tous survivront à cette décennie difficile. Mathias Andres, le fils du cordonnier est parrain de Antoine et Jean. Il sait signer son nom. Par contre le parrain change pour le baptême de Barbara avec Georges Debes, un agriculteur. Georges Debes sait lui aussi signer son nom. Ce changement confirme donc l’amélioration du statut local des Jost après 1745, en dépit de la dégradation de la situation économique. La marraine des trois enfants est la même à savoir Barbara Wirth fille de André Wirth sur laquelle je n’ai pas d’information.
Le départ du couple de Minversheim a finalement lieu entre 1748 et 1749 environ. Il existe malheureusement une grande incertitude sur leur destination. Pour la période de 1748 à 1757 je n’ai en effet qu’une seule trace de la famille. Il s’agit de l’inventaire après décès de Catharina Winckhel, la mère de Maria Keller. Ce document date de juillet 1754 et indique que le couple habitait alors à Hochstett. Malheureusement, les registres paroissiaux de ce village ont disparu et il n’est donc pas possible d’obtenir davantage d’informations. En fait dans la période difficile des années 40 les options du couple sont sans doute limitées. Pour trouver une nouvelle place de berger, Laurent consulte probablement ses relations. Ainsi son frère est toujours berger à Truchtersheim où son beau-père Michel Oberlé l’a rejoint. L’ami de son père et probablement beau-frère Philippe Heidmann, vient de quitter Mommenheim pour Willgottheim. Son beau-père Thomas Keller exerce à Mommenheim. Malheureusement ce village de moins de 90 habitants (93 habitants en 1760) compte déjà plusieurs bergers. Reste son beau-frère Mathias Michel-Hans. Celui-ci habitait à Wittersheim lors de son mariage en 1737. Il sera par la suite berger dans le village voisin de Hochsett mais rien ne permet d’affirmer qu’il habitait déjà dans ce village en 1748-49 (les registres de ce village ont été détruits). Quoi qu’il en soit, avec ou sans l’aide de son beau-frère, Laurent quitte Minversheim et se retrouve finalement à Hochstett.
3 – Passage à Hochstett
Le village au XVIIIe siècle
A l’époque où Laurent arrive à Hochstett situé à quelques kilomètre à peine à l’est de Minversheim, ce village est le plus petit de la prévôté de Batzendorf avec 9 foyers corvéables en 1723, 10 en 1746, 12 en 1751 et à nouveau 10 en 1760 . Le village compte probablement aussi une famille non-corvéable. Il y a aussi une église mais qui est probablement en mauvais état dès les années 1750 puisqu’en 1775 l’édifice menace de s’écrouler et une requête est déposée par les villageois auprès du conseil souverain d’Alsace pour demander que le décimateur Mr. Barth la fasse reconstruire. Ce banquier strasbourgeois était déjà à l’origine du bâtiment existant. De cette église des années 1750 où la famille Jost a sans doute souvent prié pour son salut et où certains de ses enfants ont été baptisés, il ne reste que les deux statues de Saint Sébastien et Sainte Gertrude, encore visibles dans l’église actuelle.
La famille s’agrandit
Il est indéniable que pour Laurent cette nouvelle affectation est plus modeste que sa situation à Minversheim. En fait il est difficile à croire que ce petit village ait pu nourrir à la fois la famille de Laurent et celle de Mathias Michel-Hans. Quoi qu’il en soit, il est probable que Laurent ne cherchait à Hochstett qu’un accueil temporaire en attendant que la situation économique s’améliore et qu’il puisse chercher fortune ailleurs. Durant cette période, le couple donne le jour à au moins trois autres enfants, à savoir André (né vers 1749), Francis (né vers 1752) et Anna-Maria (née vers la fin 1756). Il est possible que le couple ait eu d’autres enfants nés et morts pendant cette décennie. Laurent était alors à la tête d’une famille d’au moins six enfants.
Influence de la famille Keller
Les liens entre les deux familles datent probablement des années où Jean habitait Huttendorf. Par la suite, ils furent affirmés par le mariage de Laurent et Maria. Durant les décennies suivantes, ces liens vont être conservés et même approfondis.
Le 24 juillet 1754, a lieu l’inventaire après décès de Catharina Winckhel (décédée en décembre 1753), femme de Thomas Keller (décédé à la date de l’inventaire) et mère de Maria. A ce titre le couple Jost hérite de quelques biens, partagés entre les descendants existants. La famille de Thomas, si elle est originaire de Mommenheim n’est pas très influente car son témoignage est assez rare . Par contre sa femme, Catharina Winckhel semble issue d’une famille un peu plus aisée et donc mieux connue. En effet son père Jean Winckhel, émigré de la région autrichienne du Vorarlberg après la guerre de 30 ans (probablement dans les années 1650-60) s’établit à Mommenheim comme charpentier. Il se maria en 1665 avec Christina Oster, une fille du village. Jean et Christina auront un contrat de mariage et chacun un inventaire après décès ce qui témoigne d’une certaine aisance.
Thomas Keller le tisserand et Catharina Winckhel se marient à Mommenheim en 1716 et auront 4 enfants qui atteindront l’âge adulte Jean, Vincent, Maria et Michel. Jean semble être l’aîné . Il restera d’ailleurs à Mommenheim. Il reprit probablement l’atelier de tissage de son père. Vincent ira s’établir à Brumath et Michel exercera aussi le métier de tisserand à Bilwisheim. Jean et Michel contrairement à leur père savent tous les deux signer leur nom.
Au moment de l’héritage qui vient probablement en majorité de la mère Catherine Winkhel (ses parents avaient déjà des inventaires après décès alors que du côté Keller il n’y en a aucun), Vincent, le second fils est déjà décédé et c’est donc sa fille Marie Madeleine qui est hérite de ses bien. L’héritage est donc partagé en quatre (Jean, Marie-Madeleine fille de Vincent, Michel et Marie femme de Laurent Jost.
Jean obtient la maison familiale à Mommenheim qui comprend une cour, une grange accolée et une grange construite. Ce bien est estimé à 300 livres et Jean s’engage à fournir en contre partie à ses frères et sœurs une rente annuelle. Ainsi, après les frais notariaux et de sépulture des parents, Marie, femme de Laurent Jost, reçoit une rente d’un montant total de 50 livres à verser à raison de 12 livres par an plus les intérêts. En matière de terres, la famille possédait au ban de Mommenheim plusieurs parcelles cultivables, une petite vigne et deux places d’arbres. Marie reçoit un demi acre de champ au lieu dit « am Riehmen » et un quart d’acre de champ au lieu dit « am Heyden », pour un total de trois quarts d’acre (c’est à dire 39 ares). L’inventaire fait de plus état d’une série d’objets usuels que se partagent les héritiers. Ainsi Marie hérite de 6 serviettes pour les mains, 1 couvre lit, 1 drap de lin, 1 taie d'oreiller en lin, 1 serviette de toilette, 4 livres de chanvre, 1 livre et demi de grains. Elle reçoit en plus un florin (une demi livre) de Michel et rachète à ses frères et sœurs pour 4 sols et 2 deniers une vieille auge refermable.
Ce petit héritage avec ses deux parcelles, tombe probablement à point nommé pour Laurent dont la situation à Hochstett est sans doute assez précaire. Cet héritage marque en fait le début de l’influence de la famille Keller sur la famille Jost puisque Michel Keller, troisième fils de Thomas et beau-frère de Laurent va bientôt devenir l’allié principal de la famille Jost.
Départ dans la tempête
Au début des années 50 la situation économique s’est quelque peu améliorée mais dès 1756, la crise menace une fois de plus. Cette année-là, la France est à nouveau en guerre, la fameuse guerre de sept ans qui fut si néfaste au prestige du pays. La France est cette fois alliée à l’Autriche et à la Russie contre la Prusse et l’Angleterre. En Août, la Prusse attaque la Saxe puis l’Autriche en Bohême. La Saxe capitule en octobre. Sur le Rhin, la France regroupe une armée importante. On se prépare à une guerre de grande envergure.
En novembre ou décembre de cette difficile année 1756 Maria accouche d’une petite fille Maria-Anna. Peu après, Maria à peine remise, en plein hiver et probablement au sommet de la crise, le couple déménage subitement avec ses six enfants à Donnenheim, à une dizaine de kilomètres au sud de Hochstett. Laurent y trouvera une place de berger, qu’il gardera pendant vingt ans.
4- Normalisation à Donnenheim
Arrivée dans la douleur
A peine arrivés à Donnenheim, Jean déplore le 14 février le décès de son nouveau né. Maria-Anna n’aura pas résisté à la crise, au froid et au déménagement. 12 jours plus tard, le 24 février, c’est au tour de son fils Jean (10 ans) de décéder. On peut se demander ce qui poussa Laurent à un départ si soudain, au plus mauvais moment pour sa famille et la région. L’arrivée à Donnenheim était en effet si subite que le curé écrit lorsqu’il rédige l’acte de décès de la petite Maria-Anna : « Maria Anna filia Laurentii jost pecorum custodis et Maria Kellerin conjugum pro tempore in Donnenheim »
L’expression « pro tempore » qui n’apparaît plus dans l’acte du 24 février et qui peut se traduire par « résidant actuellement à Donnenheim », montre que le 14 février Laurent venait juste d’arriver et que son établissement à Donnenheim était plus ou moins provisoire. Il existe d’autre part une seconde copie de cet acte du 14 février où il est écrit au sujet du domicile de Laurent Jost « pro tempore in Hohenatzenheim Donnenheim » ce qui suggère que Laurent Jost soit passé par Hohatzenheim avant d’arriver à Donnenheim. Peut-être s’était-il réfugié un temps auprès d’un membre de la famille Oberlé, belle famille de son frère Michel. Cette possibilité conforterait l’hypothèse d’un départ plus ou moins forcé de Hochstett. Le beau-frère de Laurent, Michel Keller du village voisin de Bilwisheim est témoin des deux actes de décès (il signe le second de son nom), ce qui semble indiquer que ce déménagement s’est effectué sur ses conseils et avec son aide.
Tous les indices pointent donc vers un déménagement effectué par nécessité, peut-être du à la disette ou à la maladie. D’ailleurs il semble bien que les déménagements précédents de la famille s’étaient faits dans les même conditions (1709-13, 1735-36, 1748-49), le berger étant continuellement chassé par la disette et les épidémies. Michel Keller, tisserand à Bilwisheim sera peut-être intervenu pour trouver sinon un travail, du moins un logement temporaire à Donnenheim. Le fait qu’à son arrivée Laurent était jugé comme résident temporaire semble indiquer qu’il n’ait obtenu sa place de berger communal qu’une fois établi et son départ de Hochstett comportait donc quelque incertitude.
Débuts difficiles
Laurent trouve rapidement sa place dans la communauté puisque dès le 24 février, Laurent est mentionné comme « berger à Donnenheim ». Pourtant la conjoncture reste difficile. Durant l’année 1757, l’armée française envahit l’Allemagne et après la victoire de Hastembeck, occupe brièvement le Hanovre. Cette situation n’est que temporaire et la défaite de Rossbach en Novembre force l’armée du roi à se replier sur le Rhin dès le début 1758. De manière générale, si l’essentiel des opérations militaires auront lieu en Allemagne et en Prusse, les armées françaises vont être contraintes à plusieurs reprises de se replier sur le Rhin, entraînant chaque fois un flux de blessés, réfugiés et maladies. Ainsi d’après Boersch, durant les crises de cette seconde moitié de siècle “les maladies déferlent en marée menaçante parallèlement à l’ascention des prix.”
Ainsi le 25 mai 1758, Laurent perd son fils Francis âgé de six ans. En une année à Donnenheim la famille déplore donc la mort de 3 de ses enfants. Il est difficile de deviner la nature exacte de l’épidémie qui les a emporté. Boersch note toutefois que durant cette période “les maladie éruptives remplacent les angines, les péripneumonies (épidémies catarrhales)” et que “quelquefois seule, la classe des enfants est touchée.”
Lors de ces décès Laurent signe les actes d’une simple croix et Michel Keller signe son nom comme témoin, confirmant ainsi son nouveau rôle de support principal de la famille Jost à Donnenheim. Après cette première crise la famille est réduite à trois enfants, Antoine (13 ans), Barbara (11 ans) et André (9 ans). Après une accalmie relative, une seconde crise intervient en 1760 mais cette fois sans faire de victimes dans la famille. Après cette seconde épreuve la région connaîtra une dizaine d’années de prospérité. En 1763 la guerre de sept ans s’achève enfin et malgré l’échec de nos armes la paix contribue à l’amélioration économique. Cette guerre douloureuse marque un point final aux aventures militaires du règne de Louis XV.
Le village
Le petit village de Donnenheim dépendait à cette époque du village voisin de Wingersheim. Au XVIIIe siècle il n’avait pas d’église, tout au plus une chapelle située sur l’ancienne ferme dimère de Baumgarten, à la limite du ban de Wingersheim. A l’époque de l’arrivée de Laurent ce domaine devait déjà être en mauvais état car il fut abandonné à la fin du siècle. C’est probablement cette perte qui incita les villageois à construire une église neuve en 1801. Il ne reste rien aujourd’hui de la ferme de Baumgarten. Donnenheim était réputé depuis des siècles pour la culture du chanvre et du houblon. Ces cultures très exigeantes en main d’œuvre avait donné la réputation aux villageois de Donnenheim de travailler aussi dur qu’aux galères.
Michel Keller
Troisième fils de Thomas Keller, il est tisserand comme son père. En 1742 il se marie à Bilwisheim avec Barbara Hartnagel, la fille de Jacob le menuisier de Bilwisheim. Il s’installe dans ce village et en 1743, lui naît une petite fille malheureusement morte à la naissance. En 1745, un second enfant décède un mois après la naissance. Le couple n’aura plus d’enfants par la suite. Sans descendance, Michel fut durant sa vie, le soutient principal des familles de ses frères et de la famille Jost. Ainsi, en 1753, sa mère habite probablement chez lui quand elle décède en décembre à Bilwisheim. En 1757 il est témoin à un mariage à Rumersheim. Durant les années 60 le malheur s’abat sur la famille de son frère Jean et lui et sa femme Salomé Frintz décèdent prématurément (Jean en 1764 et Salomé en 1767) laissant six enfants dont deux en bas âge. Il est possible que Mathis, le cadet âgé de 9 ans en 1767 reste avec Michel après ce malheur, car il apparaît à Bilwisheim par la suite. En 1780 Anna-Maria, la fille aînée de Jean et Salomé qui s’est mariée à la mort de sa mère perd son mari et c’est encore Michel Keller qui l’accompagnera chez le notaire.
Le crépuscule des bergers
Le métier de berger, nous l’avons vu, est au XVIIIe siècle un métier relativement instable. Comme il dépend totalement de la communauté villageoise qui l’emploie, à chaque crise économique le berger est directement touché et vit donc sous la menace constante de perdre son emploi. De plus étant donné le peu de connaissances qu’il requiert, la concurrence est forte, notamment de la part de la main d’œuvre journalière. Pour se protéger de cette concurrence, les bergers possédaient une forte corporation qui permettait à ses membres de s’entraider mutuellement. Ce système conduisit à la formation de dynasties de bergers comme les Heidmann et les Jost au début du siècle. Pourtant, en cette seconde moitié de siècle, la corporation des bergers comme toutes les corporations est en perte de vitesse. Les bergers sont moins nombreux, ils se réunissent moins souvent et les crises répétées du règne de Louis XV ont mis le système à rude épreuve. Etant donné cette évolution et les difficultés qu’il rencontra au cours de sa vie, il est fort probable que Laurent n’encouragea pas ses fils à devenir berger comme lui. A cette époque, la puissance et le bien-être étaient symbolisés par la terre bien sûr, mais aussi par le savoir faire artisanal qui apportait une certaine indépendance professionnelle. Dans ces conditions, Laurent a du encourager ses fils à saisir une opportunité de formation artisanale, si celle-ci se présentait.
Le mariage des fils
En période de crise, l’une des préoccupations majeure des familles est le nombre de bouches à nourrir. Si la famille est jeune, avec des enfants en bas âge, cette réalité conduit nous l’avons vu à une forte mortalité infantile. Si la famille est plus vieille avec des enfants adultes, la crise va précipiter le nombre des mariages, dans le but de réduire le nombre des personnes à charge (c’est surtout vrai pour les filles qui n’exerçaient souvent aucune activité professionnelle rémunérée). Ainsi après une décennie relativement calme la crise réapparaît au début des années 1770, comme pour saluer la fin du règne de Louis XV qui fut marqué par tant de guerres inutiles n’apportant que famines et épidémies. La crise de 1770-71 débute avec les mauvaises récoltes de 1769. Les autorités prennent quelques mesures pour éviter la spéculation mais en juillet 1770 la montée brutale des prix échauffe les esprits. La nouvelle récolte est mauvaise et en automne a lieu une nouvelle poussée inflationniste dont le maximum est atteint en mars 1771. Le magistrat ouvre alors ses réserves. En août les prix s’effondrent enfin. Durant de telles périodes le pain reste le problème journalier.
C’est à l’issue de cette crise qu’Antoine le fils aîné de Laurent se marie. Son métier m’est inconnu mais la qualité de son mariage suggère qu’il avait acquis au moins une formation artisanale. Il épouse le 2 mars 1772 la fille de l’instituteur décédé de Wintzenheim, Madeleine Berg, avec laquelle il s’installe à Oberschaeffolsheim. Un an plus tard, c’est au tour d’André de se marier. Il épouse en février 1773 Barbara Weber de Bilwisheim, fille de Jacob et Barbara Diebolt. Jacob était peut-être tisserand comme son nom l’indique. En tout cas André lui était tisserand et il va s’installer avec sa femme à Bilwisheim, le village de Michel Keller. Laurent Jost (56 ans) reste à Donnenheim avec sa femme (52 ans) et son dernier enfant à charge, Barbara (26 ans).
Dernières années à Donnenheim
Le 10 octobre 1776, Laurent Jost se rend à Bilwisheim témoigner au décès de George Weber, le beau-père de son fils André. Ce choix montre que Laurent jouissait d’une certaine réputation au sein de la communauté. Il va être accompagné de Laurent Diebolt musicien-tonnelier à Hohatzenheim et frère de la femme du défunt. La famille Diebolt venait de se construire une maison rue du village à Hohatzenheim. En ce jour de deuil, Laurent Jost le berger ne pouvait pas se douter en serrant la main de son homonyme et collègue d’un jour, que cette nouvelle maison passerait, 5 générations plus tard à son descendant Louis Jost, et que sa famille en ferait en moins d’un siècle l’une des plus grande fermes de ce village.
Moins de deux semaines plus tard a lieu un grand un évènement à Wingersheim, sinon pour les villageois du moins pour Laurent le vieux berger. En ce 21 octobre 1776, se tient un des derniers grands mariages de bergers, comme dans l’ancien temps, où ces réunions resserraient les liens au sein de la confrérie. Nul doute que Laurent dut se rendre à cet évènement avec un doigt de nostalgie. Ce jour-là Jean Michel-Hans, fils de Maria Jost (sœur de Laurent), se marie avec Barbara Oberlé fille de Michel Oberlé, lui-même beau-frère de Michel Jost, le frère de Laurent. Maria Jost et son mari Mathias déjà décédés à l’époque du mariage étaient bergers à Hochstett du temps (ou juste après) où Laurent lui-même vivait dans ce village. La famille Oberlé, elle, s’était alliée avec le frère de Laurent, Michel Jost en ce fameux jour de janvier 1743 où avait été célébré un double mariage. Les Oberlé étaient bergers dans la région de Hohatzenheim et Wingersheim depuis plusieurs générations. Après un passage à Truchtersheim avec Michel Jost, cette famille était revenue s’installer dans son berceau de Wingersheim. Le marié est donc issu d’une famille de bergers, de même que la mariée et naturellement les trois témoins sont bergers eux aussi. En plus de Laurent il y a là Jean Oberlé, probablement frère, oncle ou cousin de la mariée et une vieille connaissance, Philippe Heidmann de Willgotheim, le vieil ami du père de Laurent et époux de sa sœur Madeleine. Ce beau mariage fut en quelque sorte le point d’orgue de la carrière de Laurent, le chant du cygne d’un mode de vie qui disparaissait peu à peu et le dernier chapitre de cette profession dans l’histoire de la famille. Une page se tournait définitivement.
Au moment du mariage, Laurent à environ 60 ans. Nul doute qu’il songeait à sa retraite. Comme le nouveau couple Michel-Hans va s’installer à Donnenheim et comme Laurent apparaît à Bilwisheim dès 1781, il est probable qu’à l’occasion de ce mariage Laurent ait cédé sa charge à Jean Michel-Hans et qu’il ait plié bagage pour aller retrouver son fils au village voisin de Bilwisheim où lui et sa femme pourraient enfin se reposer.
5- Retraite à Bilwisheim
Maria Keller meurt finalement à Bilwisheim le 20 novembre 1781, juste avant la première crise du règne de Louis XVI. Elle avait environ 60 ans. A cette occasion, son fils aîné Antoine vient d’Oberschaeffolsheim pour témoigner aux côtés de son frère André. La crise qui suivit dura de 1782 à 1784. C’est sans doute poussée par les difficultés de cette période que Barbara se maria enfin. Le 24 novembre 1783, à l’âge de 36 ans, Barbara Jost épouse André Schissele, immigré de la commune allemande d’Oberbruchthal et cordonnier à Bilwisheim.
A la fin de cette crise, en août 1784 succombe à 69 ans Barbara Hartnagel, la femme de Michel Keller. Son mari ne lui survivra pas longtemps puisque deux ans plus tard il décède à son tour. Michel Keller, soutient principal de la famille Jost en période difficile, disparaît en laissant probablement ses biens à ses deux neveux André Jost et Mathis Keller, le fils orphelin de son frère Jean. André et Mathis sont tous les deux témoins à son décès. Ils sont tous les deux tisserands et voisins à Bilwisheim. Il est probable qu’ils furent aussi les apprentis de Michel. Si cette hypothèse est vérifiée, ce serait donc grâce à Michel que la famille Jost après au moins un siècle d’errance, aura enfin pu se sédentariser et prendre un nouveau départ.
Il ne restait alors comme vestige de l’ancienne époque que Laurent, le vieux berger de 70 ans. C’est en 1787 que débuta la crise qui devait finalement l’emporter en même temps que le régime des rois. Cette année-là Jean Michel-Hans (successeur probable de Laurent à la bergerie de Donnenheim) meurt prématurément après seulement 11 ans de mariage. L’année avait commencé par un hiver rude, froid et long. Le printemps est humide et il y a des gelées. L’été est très sec. Résultat, la récolte des grains est peu satisfaisante et on vit sur les réserves de 1785 et 86. En 1788 la récolte est moyenne mais l’hiver est rigoureux, la pomme de terre gèle, les grains deviennent l’unique subsistance des hommes et des bêtes. En 1789 la soudure est difficile et le prix du froment augmente. La taxe du pain suit avec retard et les réserves de la ville diminuent rapidement. La poussée démographique combinée avec la hausse des prix ne va-t-elle pas rendre inévitable une réforme de la structure politique des provinces ? Le 14 juillet de cette année 1789 les parisiens prennent d’assaut la forteresse de la Bastille. Ce coup d’éclat sonne le glas du régime. Quelques mois plus tard, le 9 novembre 1789 Laurent Jost, le vieux berger retraité, décède enfin emportant avec lui la mémoire du temps de l’errance. Durant un demi-siècle il avait parcouru sans relâche les chemins de Basse-Alsace, des plaines de la vallée de la zorn aux collines du Kochersberg, avant de permettre à sa famille de trouver enfin un établissement définitif où sa descendance va connaître un nouveau départ. Avec sa mort prend définitivement fin pour la famille, le temps des bergers.
En souvenir de l’origine de notre famille j’ai créé ce blason constitué au centre du signe utilisé comme signature par notre premier ancêtre connu Jean Jost de 1726 à 1745. Ce signe était en général précédé de la mention du curé : « signum Johannis Jost », c.à.d. : « signature de Jean Jost ». En bordure supérieure j’ai inscrit en latin la date du 8 janvier 1743 qui marque le premier événement important répertorié de la famille, à savoir le double mariage des frères Laurent et Michel Jost.
Itinéraire de Jean et Laurent Jost au XVIIIe siècle
Photo de couverture :
« Sheepherder » (Le Berger), 1988 de Lincoln Fox. Propriété de THE ALBUQUERQUE MUSEUM SCULPTURE GARDEN, New Mexico, USA.
Lincoln Fox: « Cette représentation n’est pas seulement le symbole d’une industrie, mais parce que le berger a continué à apparaître dans les représentations artistiques de l’humanité à travers les siècles et à travers d’innombrables civilisations, le symbole du berger est profondément universel dans son concept et dans le temps. » (traduit de l’anglais)