Diligence


300 ans de l'histoire d'une famille de la plaine Rhénane (1652-1951)
(Kertzfeld, Schaeffersheim)

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PREMIERE PARTIE


UN IMMIGRE ARRIVE A KERTZFELD ET DEVIENT MESSAGER DES POSTES



cartes

 

 

 

L’histoire de cette famille commence dans le village de Kertzfeld en Basse Alsace ou Jacob Egg est mentionné pour la première fois le 15 août 1657. Ce jour là, Jacob et sa femme Maria Andlauer déclarent la naissance de leur fille Maria.

 

 

PREMIERE GENERATION

JACOB EGG A KERTZFELD (1657-1687)

 


1- Origine de Jacob Egg

 

En général les registres paroissiaux du XVIIe siècle ne permettent pas de déterminer la provenance d’un individu. En effet ils se composent typiquement de tableaux contenant dates, noms des individus concernés (baptisés, mariés, décédés) ainsi que le nom des parents, parrain, marraine ou témoins mais presque jamais leur provenance. Par chance, les registres “systématiques” de Kertzfeld contiennent des annexes ou les informations sont présentées de manière plus informelle et souvent avec des renseignements secondaires. Ces annexes ont l’apparence de brouillons des tables systématiques. Ainsi en feuilletant ces brouillons on apprend que le 15 août 1657 un certain “Jacob Ehngehe von Kunzen” mari de Maria Andlauer baptise sa fille Maria.

 

Il n’y a pas de village appelé “Kunzen” dans les environs de Kertzfeld, et le renseignement est donc de peu d’utilité par lui même. Heureusement, dans ces mêmes brouillons sont mentionnés deux autres personnages qui n’apparaissent qu’une seule fois à Kertzfeld:

- En 1652 en la paroisse de Kertzfeld est célébré le mariage de “Laurent Hegger von Kunzeldorf aus Mahren mit Ursula Schästler von Frahennintter aus Schwabe”.

- Le 1er octobre 1654 Adam Kuntz baptise son fils Michel. Le parrain est un certain “Martin Egg von Künntz”.

 

Il est presque certain que Martin Egg et Jacob Egg sont de la même famille car nous verrons que les liens sont nombreux entre la famille Egg et la famille Kuntz (ou Kuhn). Quant à Laurent, la similitude du nom et de la provenance semble le rattacher également à la même famille. On peut penser que l’auteur des registres a épelé le nom du village en entier en 1652, puis les années suivantes s’est contenté d’une abbréviation pour finalement l’omettre complètement dès les années 1660. Le lien avec Laurent Hegger est capital car il nous instruit sur la provenance de la famille. En effet “Mähren” c’est l’actuelle Moravie tchèque, province coincée entre la Bohème à l’ouest et la Slovaquie à l’est, entre la Silésie polonaise au nord et la région viennoise au sud, capitale autrichienne des Habsbourg. Quant à la femme de Laurent, elle vient de “Schwabe”, c’est à dire du Wurtemberg.

 

Tentative de localisation plus précise

 

Une recherche sommaire sur Internet ne m’a pas permis d’identifier l’existence d’un village de “Kunzeldorf” en Moravie. Toutefois, cette recherche est rendue difficile puisque la province est passée sous contrôle tchèque dès 1918 et tous les noms allemands ont été changé. Par contre dans la province voisine de Silésie qui n’est passée à la Pologne qu’en 1945, j’ai peu trouvé la trace d’une douzaine de villages anciennement appelés “Kunzendorf”, dont un juste à la frontière morave. Il s’agit du village actuel de Trzebina dans la région d’Opole au sud de la Pologne. Comme à l’époque il n’y avait pas de frontière entre la Silésie et la Moravie, toutes deux provinces autrichiennes, la limite devait être assez vague et il se peut que Trzebina soit le village “morave” d’origine de la famille la famille Egg. Quoiqu’il en soit aucun village de “Kunzendorf” ne compte aujourd’hui de registres paroissiaux de cette époque et la preuve de l’orgine de la famille Egg est donc impossible.

 

 

2 – Origine de Maria Andlauer

 

L’épouse de Jacob Egg n’est pas non plus née à Kertzfeld. Toutefois, étant donné le nombre de Andlauer dans ce village, on peut penser que Maria est née dans un village voisin. Il est même possible qu’elle soit originaire de Kertzfeld et que sa famille ait quitté temporairement le village pendant la guerre de trente ans (1618-48).

 

3- Mariage du couple

 

  Il n’y a aucune trace dans les registres de Kertzfeld d’enfants de Jacob Egg nés avant sa fille Maria (née en 1657). On peut donc penser que Maria soit son premier enfant et que le mariage de Jacob Egg et Maria Andlauer eut lieu peu avant, peut-être dans les années 1654-56.

 

4 – Arrivée de la famille Egg à Kertzfeld

 

Martin Egg est choisi comme parrain de Michel Kuntz en 1654. Comme ce titre est en général porteur d’un statut social lié aux aspirations du père de l’enfant, le parrain est le plus souvent un chef de famille établi. Ainsi Jacob Egg ne sera parrain pour la première fois qu’en 1673, environ vingt ans après son marriage. On peut donc en déduire que Martin Egg était bien plus âgé que Jacob. Il est probable qu’il était son père.

 

De plus, les détails sur la provenance des époux Laurent Egg et Ursula Schästler, suggère que le marriage entre ces deux immigrés eut lieu peu de temps après leur arrivée en Alsace. Ces détails permettent de suggérer le scénario suivant: vers la fin, ou juste après la guerre de trente ans (marquée par les traités de Wesphalie signés en janvier et octobre 1648), Martin Egg émigre de Moravie avec ses fils (ou peut-être ses jeunes frères) et arrive finalement à Kertzfeld. Il reste dans ce village quelques années (au moins jusqu’en 1654) puis le quitte. Il est probable qu’il ait suivi son fils Laurent qui a également quitté le village après 1652. Jacob Egg se marie probablement au milieu des années 1650 dans le village de son épouse. Il restera toutefois à Kertzfeld jusqu’à sa mort.

 

 

5- Contexte de l’immigration de la famille Egg

 

a) La guerre de trente ans en Moravie

 

La première question qui vient à l’esprit concerne évidemment la raison du départ de la famille Egg de Moravie. Un premier indice nous est donné par la situation de cette province à cette époque. Au XVIIe siècle, la Bohème, la Moravie, la Silésie et bien sûr l’Autriche sont toutes provinces impériales entre les mains des Habsbourg. Ces provinces sont majoritairement catholiques. La Moravie ne compte qu’une seule frontière, à l’est avec les territoires des princes hongrois et roumains (de Transylvanie) plus ou moins émancipés de la tutelle ottomane. A la veille de la guerre de trente ans cette frontière est relativement stable. L’expansion turque fut en effet stoppée devant Vienne en 1529, et depuis les sultant avaient privilégié le théâtre méditaranéen. La guerre de trente ans en affaiblissant l’empereur va fragiliser cette frontière.

 

La guerre de Bohême 1618-1620

 

La guerre de trente ans débute en mai 1618 avec le soulèvement des princes protestants de Bohême (défénestration de Prague). Ceux-ci remportèrent quelques succès et en juin 1619 la rébellion gagna la Moravie voisine.[1] Le commandant d’infanterie impérial de Moravie Albrecht von Waldstein, s’enfuit à Vienne avec les reçus du trésor morave. Au même moment, le comte protestant Matthias Thurn tente le siège de la capitale autrichienne mais doit renoncer après quelques jours par manque d’artillerie (14 juin 1619). A cette époque, toutes les provinces impériale au nord du Danube joignirent la rébellion. Les impériaux réagirent dès le 10 juin en Bohême grâce à l’aide financière et militaire de l’Espagne. Les protestants eurent alors un allié innatendu: Bethlen Gábor, prince de Transylvanie, alliés des turcs épouse la cause protestante et après avoir défait l’armée impériale en Hongrie le 13 octobre 1619, il se dirige vers Vienne qu’il assiège en novembre avec l’aide de l’armée de Thurn. Toutefois, l’annonce d’une invasion de la Hongrie par la Pologne force Gábor à conclure en janvier 1620 une trève de 9 mois avec l’empire. L’empereur profite de ce répis pour se jeter sur la Bohême pendant que son allié l’électeur de saxe occupe la Lusatie et la Silésie (cf carte 1). Au moment où l’armée de secours turco-hongroise de Bethlen Gábor passait la rivière Morava,[2] les forces protestantes furent sévèrement défaites par l’armée impériale du comte de Tilly à la bataille de la Montagne Blanche, près de Prague (le 7 novembre 1620). L’armée impériale occcupa alors toute la Bohême et la Moravie jusqu’à la rivière Morava.

 

Pacification de la Moravie 1621-1623

 

Après la bataille de la Montagne Blanche, les forces protestantes se regroupèrent dans le Palatinat et à partir de 1621 c’est  l’Allemgne qui devient le théâtre principal des opérations militaires. Toutefois la guerre en Moravie ne cesse pas. Aidé par des bandes de rebelles valaches qui opéraient des raids à partir des montagnes des Carpates qui bordent la Morava (cf carte 1), Gábor connut encore quelques succès notamment face au général autrichien Buquoy. Pourtant vers la fin de l’année 1621 il est défait à Olomuc et doit traiter avec l’empire. Par le traité de Nikolsburg (31 décembre 1621), il doit évacuer la Moravie et obtient en contre-partie la Slovaquie et les deux principautés de Silésie Oppeln et Ratibor. En conséquence de de ce traité les forces hongroises de Gábor évacuent la Moravie en 1622. En 1623 les bandes valaches furent finalement soumises à leur tour. Les vainqueurs marquèrent cette victoire par une série d’éxécutions publique.

 

Contre-attaques protestantes 1623-1626

 

Les valaches se soulevèrent à nouveau en 1623 et attaquèrent la ville frontière de Vsetin. Les turco-hongrois de Gábor en profitèrent pour reprendre la guerre et avancer jusqu’à Brno, espérant une jonction avec une armée protestante venue de Saxe en Bohème. Mais Tilly s’interposa et dipersa les armées protestantes de Brunswick et de Mansfeld. Isolé, Gábor signa une nouvelle fois la paix en 1624 et se retira de Moravie. Les Impériaux tentèrent alors de soumettre les valaches dans les montagnes à l’est de Vsetin mais furent défaits. En 1625 Christian IV, roi du Dannemark prit la tête de la ligue protestante. En janvier 1626, il obtint de Gábor l’assurance d’une nouvelle diversion en Moravie et Silésie. En juin 1626 Mansfeld entra en Silésie et longea l’Oder jusqu’en Moravie, espérant faire la jonction avec Gábor. De Vsetin, les valaches prirent Lukov et avec l’aide des danois, Hranice. Mais Walenstein qui avait suivi Mansfeld le long de l’Oder, le rattrapa en Septembre et Mansfeld dut se réfugier en Hongrie où il rejoignit Gábor. Affaiblie par les récentes défaites turques en Perse, Gábor demanda une nouvelle fois la paix (28 décembre 1626). Mansfeld mourut en novembre de mort naturelle et le reste de ses force se replia en haute Silésie. En 1627 Wallenstein contre-attaqua et chassa les danois de Moravie. Les valaches durent une fois de plus se replier vers les montagnes des carpathes.

 

Les incursions suédoise 1631-1648

 

La fin des années vingt fut marquée par une domination totale des armées catholiques sur tout l’empire germanique. Le salut des protestants viendra encore une fois du nord. Le 6 juillet 1630, le roi de suède Gustave Adolphe débarqua en Allemagne et par ses succès rapides changea radicalement le rapport de force entre catholiques et protestants jusqu’à la fin de la guerre. En quelques mois le roi de Suède remporte plusieurs victoires importantes et grâce à un traité avec la France en 1631, il fut bientôt maître d’une grande partie de l’empire.

 

En octobre 1631 l’armée de l’électeur de saxe qui était passé aux protestants, renforcée de 1200 suédois entra en Lusatie. Ils poussèrent vers la Moravie et la Bohême sans rencontrer de résistance. En novembre Prague tomba sans un coup de feu. En Mai 1632 Wallenstein recaptura Prague et chassa les saxons de Bohême. En novembre de la même année, Gustave Adolphe fut tué à la bataille de Lützen. Celle-ci pourtant sera gagnée par les suédois.

 

Après une période de repli, les suédois grâce à l’appui français, reprirent l’offensive. En 1634, ils réoccupèrent brièvement la Bohème jusqu’en 1635. Ils revinrent une nouvelle fois en 1639 et atteignirent Prague. Manquant d’équipement de siège, ils se retirèrent à nouveau. En Juin 1642, le général suédois Torstensson défit les saxons (qui étaient repassés à l’empire) et entra en Moravie. Il prit Olomuc le même mois. Il fortifia la place qui devait rester le fer de lance de la présence suédoise jusqu’à la fin de la guerre. Durant cette période, sa population passa de 30.000 à 2.000 habitants. Vienne étant alors menacée, les autrichiens contre-attaquèrent avec une puissante armée et repoussèrent les suédois vers la Silésie et la Saxe. En novembre Torstensson battit les impériaux à Breitenfeld et dès 1643 il entra une nouvelle fois en Moravie et assiégea Brno (Brünn). Il se retira brusquement en Septembre pour combattre au nord les danois qui étaient passés à l’empire.

 

En 1642-43 les valaches profitant de la présence suédoise s’étaient une fois de plus soulévés contre les Habsbourg et occupèrent avec leur nouveaux alliés une partie de la Moravie. Après le départ des suédois, l’empire fut résolu d’en finir une fois pour toute avec les valaches. En janvier 1644, une armée massive se lança à l’assaut des montagnes à l’est de Vsetin. Ils détruisirent villages, champs et poursuivirent les fugitifs jusqu’en Hongrie. Un tiers des valaches furent massacrés. Le reste dut se faire recenser (février 1644) et se convertir au catholicisme. En mars, les derniers fugitifs valaches furent massacrés dans les carpathes. En septembre 1644, la peste gagna la région.

 

Torstensson revint en Moravie en 1645 où il rencontra le 8 mars une armée impériale à Jankau près de Tabor. La défaite impériale fut écrasante et les suédois s’approchèrent en avril à 50 km de Vienne. Toutefois, voulant assurer la conquête de la Moravie, Torstensson repartit vers le nord pour assiéger Brno une fois de plus. Le siège dura jusqu’en août. N’obtenant aucun résultat Torstensen se dirigea vers Vienne mais voyant des forces ennemies importantes massées sur le Danube, il décida de se retirer vers la Bohême. Les suédois furent finalement chassé de Bohême en 1646. En 1647, Les suédois sous le commandement de Wrangel envahit une nouvelle fois la Bohême. En 1648, un de ses contingent arriva sous les murs de Prague dont il prit une partie en juillet. Ce status-quo dura jusqu’en novembre quand parvint l’annonce de la paix.

 

Durant les trente ans de guerre en Moravie furent détruit 63 châteaux, 22 villes et 330 villages.

 

b) La famille Egg pendant la guerre

 

Jacob Egg est né aux environs de 1627.[3] En conséquence son père Martin (si c’est bien lui) a dû naître aux environ de 1600 et aurait eu à peu près 50 ans passés lors du baptême de 1654. Ainsi, Martin a du vivre de près les premières invasions de la guerre. Si en effet il habitait bien le village de Trzebina, il tomba sous la domination de Gábor en 1621 (duché de Oppeln). Par la suite cette région se trouva exactement sur le passage des troupes de Mansfeld et Wallenstein en 1626. Quelque soit son bord, le passage de la soldatesque est toujours synonyme de pillages et de destructions.

 

Durant toute cette période la région a très certainement subi également les raids incessants de pillards valaches et hongrois venu de l’est. Toutefois avec l’incursion suédoise, la destruction a probablement atteint de nouveaux sommets. Ainsi l’armée suédoise occupa la Moravie en 1642-43 et en 1645 la bataille de Jankau se déroula à quelques kilomètres à peine de Trzebina. Après la victoire les vainqueurs ne manquèrent probablement pas d’écumer les alentours. Enfin en 1646 la peste gagna la région. Il est donc probable que ce fut la difficile période de 1645-46 qui poussa beaucoup de Moraves au départ et notamment ceux qui comme peut-être la famille Egg habitaient la région de Trzebina. A cette époque, Jacob devait avoir environ 18 ans, Laurent peut-être un peu plus, et Martin aux allentours de 40-45 ans. La famille n’a probablement pas gagné l’Alsace directement, mais par étapes étant donné la distance entre les deux provinces.

 

c) Immigration en Alsace à la fin et après la guerre de trente ans

 

Comme toutes les régions de l’empire, l’Alsace a connu un grand nombre de destructions pendant cette triste guerre. A l’occupation des troupes de Mansfeld (1622-24) succéda celle des suédois à partir de 1632. Les uns comme les autres pillèrent et détruisirent abondemment dans toute la province. Benfeld, défendue par ses habitants et Louis Zorn von Bulach, résista pendant 66 jours au siège établi par les Suédois. Après la reddition de la ville, Benfeld devint le quartier général de l’armée suédoise en Alsace. A la mort du roi de Suède Gustave-Adolphe en 1632, la puissance suédoise se fragilisa et ces troupes commençèrent à se retirer d’Alsace que menaçaient déjà les armées Lorraines et impériales. Richelieu décida alors d’intervenir et de remplacer la tutelle suédoise par l’occupation française. A partir de novembre 1634, il se fait liver par ses alliés suédois toutes leurs places d’Alsace sauf Benfeld que ceux-ci tiendront jusqu’en 1650. Entre 1635 et 1640 la France étend peu à peu son autorité sur toute la province. Cette autorité est couronnée par la prise de Brisach le 18 décembre 1639. Cette date marque la fin de la guerre pour la province d’Alsace qui va pouvoir enfin penser ses blessures et débuter la reconstruction[4]. En effet les années 30 furent difficiles notamment à cause des famines et des épidémies. Beaucoup moururent, d’autres quittèrent la région. Les campagnes furent désertées et les champs d’un grand nombre de communes restèrent en friche.

 

Dès 1640 une administration nouvelle se met en place en Alsace avec des gouverneurs de place et des intendants de justice, police et finances.[5] Etant donnée l’état de la région à cette époque, les nouvelles autorités alsaciennes ont dû se soucier très tôt d’attirer de nouveaux immigrants pour repeupler les villages abandonnés. Toutefois il est probable que la plupart des mesures envisagées furent mises en attente jusqu’à la paix de Westphalie qui attribuait définitivement les terres alsaciennes occupées à la France. Nous ne connaissons pas le détail des mesures prises pour repeupler la province. Nous savons que plusieurs princes rhénans tentèrent par des ordonnances d’attirer des immigrants dans leur pays. Ainsi par exemple on connait l’avis aux propriétaires formulé par la régence épiscopale de Saverne de novembre 1650[6]. Un autre document, le mémoire de M. de Rosselange (fonctionnaire lorrain d'après Reuss), nous révèle qu'on invita des étrangers à s’établir en Alsace. Il fut rédigé vers 1656 et adressé au ministre Colbert. M. De Rosselange affirme que les gouvernements de Hanau-Lichtenberg, de Wurtemberg et le gouvernement français envoyèrent (cela se passe donc avant 1656) des hérauts et des trompettes dans les pays voisins, invitant les étrangers à s'établir chez eux, en leur promettant que, sans payer aucun cens, ils pourraient choisir une maison et autant de terres qu'ils seraient en état de labourer et que pendant une certaine période, ils seraient exempts de tout impôt.[7] Enfin, l’ordonnance royale de 1662, soit quatorze années après la fin de la guerre apparaît comme la charte officielle de la reconstruction de l’Alsace en intégrant des éléments des des ordonnances précédentes[8].

 

Ces divers exemples montrent comme nous le suspections que les efforts de publicité pour attirer les étrangers datent principalement des années 1650-60 et il est probable que peu ait était fait avant la fin de la guerre. C’est pourtant au allentours de cette période que la famille Egg est arrivée à Kertzfeld, donc parmi la première vague d’immigrants. Il semble logique de considérer que les premiers étrangers à arriver en Alsace étaient ceux qui avaient le plus souffert pendant la guerre et qui étaient donc fortement démunis. Les crises qui atteignirent la Suisse (crise économique en 1650 et jacquerie en 1653) amenèrent une seconde vague. Enfin après l’ordonnance royale de 1662, l’immigration gagna un nouvel élan et se généralisa à tous  les profils, en incluant notamment des ouvriers qualifiés dans les domaines liés à la construction et de l’architecture qui tous venaient tirer avantage des nouveaux avantages, notamment fiscaux.

 

6 – La communauté d’immigrés de Kertzfeld

 

D’après les registres de la paroisse de Kertzfeld il semble que le village ait peu souffert de la guerre. Bien sûr on constate comme partout en Alsace un certain renouvellement de la population après 1650, mais beaucoup de familles conservent une présence dans le village à travers toute la guerre, comme par exemple les très nombreux Andlauer. Cela bien sûr n’exclut pas des périodes d’exil temporaires, mais dans l’ensemble les registres commencés en 1597 ne montrent aucune discontinuité durant cette période contrairement par exemple à un village comme Wingersheim où les registres rescapés ne commencent qu’en 1639 et encore avec de nombreuses lacunes. La relative préservation de la communauté de Kertzfeld peu surprendre, étant donné la présence de l’état major suédois dans la ville voisine de Benfeld. En effet, les suédois sont restés tristement célèbres pour leurs pillages à travers toute la région; peut-être qu’aux alentours directs de leur quartier général ils protégèrent quelque peu la population locale dans le but de créer un relative stabilité dans cette zone. Malheureusement je n’ai aucune information à ce sujet.

 

D’après les registres paroissiaux il ressort que les immigrés de Kertzfeld avaient tendance à se regrouper. Ils se mariaient entre eux, et se choisissaient les uns les autres pour témoins, parrains et marraines. Ainsi Laurent Egg se marie avec une femme du Wurtemberg, probablement rencontrée à Kertzfeld ou dans un village voisin. Parmi les premiers immigrés arrivés à Kertzfeld il y avait aussi Adam Kuhn, forgeron qui apparaît dans le village dès 1651[9]. Au début, Adam connaît peu de monde dans le village et il choisit comme marraine de ses deux premiers enfants Eva Hüg, none et soeur du curé de la paroisse Jonas Hüg. Eva Hüg jouera d’ailleurs souvent ce rôle durant cette période. Toutefois dès 1654, Adam choisira Elisabeth Carnle de Brenndorf (probablement en Bohême[10]) comme marraine de ses enfants (1654 et 1656). Il y avait un autre forgeron, Claus Dieters probablement le père ou le frère de Margaretha Dieters, femme d’Adam Kuhn. En 1659, Claus Dieters est témoin au mariage De Georges Leutner du Tyrol et de Marguerite Grinner de Suisse. Adam Kuhn est aussi proche de Paul Lehman, le boulanger qui apparait à la même époque et qui est probablement aussi un immigré.

 

La famille Egg se rapproche assez vite de la famille Kuhn et les liens entre ces deux familles ne feront que s’amplifier avec le temps. Ainsi dès 1654, Martin Egg est choisi comme parrain du fils d’Adam Kuhn. Adam est probablement un peu plus jeune que Martin. Trois ans plus tard en 1657, Jacob Egg choisit Margaretha Dieters, la femme d’Adam Kuhn, comme marraine de son premier enfant. Dans les années 1660-70, Jacob choisira Jean-Jacques Kuhn puis Laurent Kuhn comme parrain de ses enfants (probablement le premier et second fils de Adam Kuhn). De Même Jacob sera choisi comme parrain d’abord par Jean-Jacques puis par Laurent.

 

Il est à noter que durant les années 1650, période probable d’arrivée de ces immigrés, aucun n’est agriculteur, ce qui signifie qu’aucun n’a reçu de terres. Cela peut signifier que le ban de Kertzfeld en contenait peu où alors qu’aucune terre n’était disponible contrairement à la région plus dévastée du Kochersberg. Un indice nous est donné par une liste des familles du village établie vers 1655 où ne figurent ni Egg ni Kuhn, ce qui montre bien que plusieurs années après leur arrivée, ces nouveaux venus n’étaient pas encore considérés comme de véritables résidents du village.

 

 

7- Le messager du village

 

Jacob Egg était le messager du village, ou plutôt un de ses messagers, car il semble bien qui si les petits villages avaient en général un seul messager, Kertzfeld en avait au moins deux[11]. Malheureusement les registres indiquent rarement la profession et la première fois que celle de Jacob est mentionnée est à sa mort. Il est donc impossible de savoir s’il a exercé d’autres activités avant de devenir messager. Toutefois, étant donné le peu de formation qu’un tel métier nécessite, il improbable qu’il ait exercé une quelconque profession artisanale comme forgeron ou boulanger, professions à formation spécifique et donc mieux considérés sur l’échelle sociale. Il est probable qu’à son arrivée au village, Jacob était journalier, vivant de petits travaux ça et là jusqu’à ce qu’une opportunité de messager lui donne sa profession définitive.

 

Sous l’ancien régime le messager (nuntius en latin) est l’ancêtre du facteur. Il acheminait régulièrement des envois à pied, à cheval ou en carriole. S'il s'agissait d'un cas d'envoi spécial ou particulier, on l’appelait messager express (Expresser en allemand, nuntius proprius en latin). Les messagers étaient employés par un seigneur, par un village ou une ville, ou travaillaient simplement sur demande pour des personnes individuelles. Dans ce dernier cas les tâches du messager « privé » (Privatbote) se résume le plus souvent à se rendre à la ville voisine pour les achats de commerçants ou autres, pour chercher des médicaments, des provisions ou fournitures.[12] Pour les habitants du village de Kertzfeld il est clair que la ville voisine de Benfeld constituait le pôle local le plus important d’autant plus que Benfeld constituait un relais important sur la route de Strasbourg à Belfort qui passait par Fegersheim-St-Ludan, Benfeld, Sélestat, Guémar, Colmar, Issenheim, Aspach-le-Bas et Belfort. L’autre grande route du sud, celle du Ried, passait plus à l’est et longeait le de Rhin par Krafft, Friesenheim, Marckolsheim, Brisach, Ottmarsheim et Bâle. Ces routes étaient jalonnées tous les 15 km environ d'un relais dirigé par un maître de poste (cf carte 3).

 

Au début du XVIIe siècle, la route de Belfort était la plus importante mais celle-ci perdit quelque influence au cours de la guerre de trente ans, probablement du fait de la présence suédoise à Benfeld. Ceux-ci se retirèrent finalement en 1650 et après 1648, les fonctions des maîtres de poste sont confirmées par des brevets royaux, renouvelés en fonctions de vacances. Par exemple le brevet de confirmation du maître de poste Walter (1775) pour le relais de Marckolsheim disait : « Aujourd'hui vingt et unième du mois de may mil sept cent soixante et quinze, le Roy étant à Versailles, Sa Majesté étant bien informée de l'expérience, diligence et fidélité du nommé François Joseph Walter, Elle l'a choisi et commi(s) pour exercer avec gage pendant le temps qu'il lui plaira la place de Maître de Poste de Marckolsheim, Généralité de Strasbourg, vacante par la révocation du nommé Breithel, etc. »

 

Ces relais, outre l'habitation du maître, comprenaient une écurie, une grange et une cour, et bien souvent une auberge. En France c'est Henri III (1574-1589) qui mit les messageries royales au service des particuliers. Les chevaux étaient mis en priorité à la disposition des courriers de la poste aux lettres, des messageries et à partir de Henri IV (1589-1610) des voyageurs.[13] Il hautement probable que la majorité des tâches de Jacob Egg en tant que messager du village de Kertzfeld, consistait à faire la navette entre son village et Benfeld et son relais. Les marchandises venant du nord et du sud à destination de Kertzfeld y étaient probablement mises en dépôt et Jacob se serait alors chargé du transport local.

 

Par une chance extraordinaire, il se trouve que l’ancien relais de poste de Benfeld existe encore, ou du moins celui du 18e siècle (1742), dont certaines parties ont été rénovées postérieurement (1784 et 1904 avec l’ajout de l’étage). Ce relais, l’un des mieux conservé en Alsace, est probablement similaire à celui qui l’avait précédé et que fréquentait Jacob Egg dans la seconde moitié du 17e siècle. Les bâtiments du relais s’organisent autour d’une vaste cour. L’un d’eux servait d’écurie, l’autre abritait la traditionnelle auberge (à l’enseigne du « Canon »), et le troisième servait de logis aux propriétaires. Deux portes cochères assez grandes pour laisser passer les diligences se font face.[14]

 

Comme dans toutes les confréries et corporations, les maîtres de poste des différents relais avaient tendance à se fréquenter et à se marier entre eux. Ainsi sur les deux route citées on constate les unions entre les familles de maîtres de poste suivantes: Waldéjo ( relais de Fegersheim / St-Ludan) avec Walter; Walter (Krafft / Friesenheim / Marckolsheim) avec Zimmerman; Zimmerman (Aspach / Issenheim) avec Denger (Sélestat); Breithel (Marckolsheim) avec Weyh - Richemond - Ebel; Ebel (Benfeld) avec Stackler; Stackler (Benfeld) avec Barthelmé - Walter; Held (Guémar) avec  Breithel.[15]

 

Pour se faire une idée du fonctionnement de ces relais au 17e siècle on peut citer un texte du 17 janvier 1621 qui indique qu’un courrier est parti de la Régence d'Ensisheim à 16 heures. Ce grand paquet, comme le précise le bulletin, était destiné à l'Archiduc Ferdinand II (1578-1637), "notre dévoué Seigneur", alors évêque de Strasbourg. Arrivé à Marckolsheim le lendemain à 14 heures, le paquet fut remis immédiatement au postillon de Benfeld. A Benfeld, le maître de poste nommé Hans Carl Ebel, notait sur le bordereau : "reçu à Benfeld le 18 janvier à 6 heures du soir un grand paquet qui fut aussitôt remis et réexpédié à Cheval". L'étape suivante devait être Hindisheim ou St-Ludan où le paquet arriva à 22 heures. A cette époque, le relais de Marckolsheim était entre les mains d'un nommé Ehrhard Martin; nous avons une supplique de sa part datée du 12 juillet 1621. Par un courrier de la Régence de Saverne du 15 décembre 1622, le maître de la poste aux chevaux est autorisé à servir à boire aux voyageurs sous la condition qu'il verse à la ville de Marckolsheim les taxes s'y rapportant (Umgeld ou angal ou encore accise).[16]

 

Les voyageurs n’étaient pas les seuls à profiter des services de l’auberge des relais. En effet la réputation des messagers ne semble pas avoir été toujours tout à fait irréprochable. On se plaignait souvent qu'ils buvaient trop, étaient peu fiables et bavards. Sebastian Brant[17], juriste et humaniste, publia en 1494 son chef-d'oeuvre « Das Narrenschiff » (la nef des fous), qui le rendit célèbre dans l'Europe entière. Il y consacra un chapitre au Botenläufer (messager) et écrit par example:

 
            “die Briefe dreimal er umdrehte                      (les lettre il les retourne trois fois
            Ob er erspähe, was er trage                             pour voir ce qu’il transporte

            Und was er weiß, bald weiter sage„                 Et ce qu’il sait, aussitôt il le répète)

 

 

8- Benfeld au 17e siècle

 

Il est difficile d’avoir une idée précise de l’apparence de Kertzfeld au 17e siècle, puisqu’ aucun bâtiment de cette époque n’a survécu. Par contre ce n’est pas le cas de Benfeld où Jacob Egg fut probablement souvent amené à se rendre. Après le départ des suédois, les fortifications de la ville furent rasées en vertu du traité de Westphalie. Il ne subsiste alors que l’ancien mur d’enceinte et les deux portes intérieures. Benfeld devint ville ouverte. Parmi les monuments rescapés du 17e siècle, du moins en partie, il y a d’abord l’église Saint-Laurent dont le cœur date du Moyen Age. Ses fonds baptismaux du 15e siècle proviennent du couvent de l’ancienne ville romaine voisine d’Ehl. Place de la République, se trouve un ancien grenier à céréales (maison du crédit mutuel) qui servait de cellier à la commune jusqu’en 1649, date à laquelle il fut vendu. Place Aristide Briand, le promeneur verra un ancien puit à potence du 16e siècle qui se trouvait sur le domaine de l’évêque de Strasbourg. Rue du Faubourg-du-Rhin se trouve une vieille tour du 16e siècle, vestige de l’ancienne tuilerie mentionnée dès 1540. L’hôtel de ville date de 1531, du temps où la ville était sous l’autorité des princes évêques de Strasbourg. Sa tour fut ajoutée en 1619. La maison des baillis, rue Clémenceau date de 1562. Les baillis étaient des officiers de robe ou d’épée chargés de rendre la justice au nom du seigneur ou du roi. Il y a aussi la maison d’Andlau, 4 rue du général de Gaulle, datant de 1566 qui à vraisemblablement appartenu à la famille d’Andlau, le châtelet, cosntruit par le gouverneur de Benfeld en 1620 et occupé par les suédois de 1632 à 1650 et les bâtiments de l’hôpital construits à l’emplacement de la léproserie en 1625 par le gouverneur de Benfeld et qui ne devinrent un hôpital que plus tard. Tous ceux lieux existaient déjà au 17e siècle et peuvent aujourd’hui encore donner une idée au promeneur de ce qui faisait la splendeur de Benfeld du temps où Jacob Egg arpentait ces ruelles entre deux commissions.

 

 

9- Les dix premières années du couple (ca1655-65)

 

Le contexte économique régional de cette décennie est marquée par le reconstruction sous protection française. En 1661 avec la mort du cardinal Mazarin commence le règne personnel de Louis XIV et l’appointement de ministres efficaces comme Colbert. En novembre 1662 est formulé l’édit appelant les étrangers à venir repeupler l’Alsace. Ne faut-il pas faire connaître aux peuples d’Alsace déclare le monarque « qu’ils ne Nous (sont) pas moins chers que nos anciens et naturels sujets ? »[18] Toutefois cette période de paix est également marquée par une forte déflation, un marasme du à la peur incessante de la disette et au manque de dynamisme urbain.[19] D’autre part la paix est encore instable. L’empereur n’a pas abandonné ses visées sur l’Alsace et les grandes villes comme Strasbourg et Mulhouse sont toujours indépendantes. A kertzfeld l’instabilité de l’époque se traduit par la valse des prêtres à la tête de la paroisse. Ainsi Urban Braun de Lutzelburg succède à Jonas Hug de Haguenau (dont nous avons déjà parlé) en 1656. Udalric Sarburgh de Sirecensis lui succède à son tour en 1662, l’année suivante arrive Jean Frédéric Linder de Brisgorius, et en 1666 Jean Mathias Saur prend les commandes de la paroisse. 5 prêtres en dix ans soit un nouveau tous les deux ans.

 

Durant cette première décennie passée à Kertzfeld, Jacob Egg (la trentaine) et Maria Andlauer (la vingtaine) auront trois filles, Maria dont nous avons déjà parlée (né en 1657), Catharina (née en 1660) et Anna (née en 1663). Pas de garçon malheureusement pour Jacob durant cette période. Socialement, le couple reste discret dans le village et pas une fois Jacob ou Maria ne sont témoins à un mariage ou décès, ni parrain ou marraine à un baptême. Par contre le couple Adam Kuhn et Margaretha Dieters, plus âgés et comptant probablement parmi les premiers immigrés arrivés à Kertzfeld, furent choisis à plusieurs reprises comme parrain et marraine dans les années 1650. Ainsi Margaretha est marraine des deux premières filles de Jacob et dès 1663 Jacob choisi comme parrain de sa fille Jean-Jacques Kuhn, probablement fils aîné de Adam Kuhn, et successeur du clan familial. Jacob avait choisi un certain Jean Duringer comme parrain de ses deux premières filles.

 

 

10- Une nouvelle famille (1665)

 

Le 25 juin 1665 Maria Andlauer, femme de Jacob Egg, décède à l’âge de 32 ans environs. Nul doute que ce décès dans la force de l’âge résulte des conditions précaires de l’époque et notamment d’un contexte européen de disette larvée. D’ailleurs Maria n’est pas la seule victime de ces temps difficiles. L’année suivante le prêtre Linder et Margaretha Deiters, femme d’Adam Kuhn le forgeron décèdent à leur tour. Margaretha avait 50 ans.

 

En dépit de ce deuil, Jacob Egg sera remarié avant la fin de l’année.[20] Le généalogiste débutant est toujours surpris de constater la vitesse avec laquelle veufs et veuves de l’ancien temps se remariaient après le décès de leur conjoint. En vérité, ce fait résulte moins d’un manque de compassion pour l’être perdu qu’une nécessité économique. En 1665, Jacob Egg avait trois filles en bas âge (l’aînée avait 8 ans). En tant que messager, il passait son temps sur les routes (et un peu dans les auberges des relais). Il n’avait pas de famille à proximité et il lui fallut donc trouver une solution rapidement.

 

Il la trouva en la personne d’Anna Siebolt, fille d’Adam Siebolt de Herbsheim. La profession d’Adam Siebolt m’est inconnue mais le fait que ses héritiers firent un inventaire après son décès indique qu’il était relativement aisé. En effet, traditionnellement seules les familles les plus influentes d’un village commandaient des inventaires notariés après décès. Ce mariage constitue sans nul doute un changement de fortune pour le messager discret de Kertzfeld. L’acte n’étant pas enregistré à Kertzfeld, le mariage dut avoir lieu à Herbsheim. Toutefois il est certain qu’Anna vint s’installer chez Jacob à Kertzfeld.

 


11- Calme relatif avant une nouvelle tempête (1665-73)

 

Durant ces années de paix, la situation économique est analogue à la décennie précédente; chute des prix agricoles, dans un contexte de disette larvée. Ainsi La peste reprend dès 1667 à Colmar, Ostheim et Guémar. En mars 1668 elle touche à nouveau Ribeauvillé et rappelle les tristes souvenirs des années 30. L’intendant Colbert organise lui-même la lutte, fixe le régime alimentaire des malades qu’il fait rassembler dans l’église paroissiale convertie en hôpital. Il faut attendre février 1669 pour qu’il autorise les habitants « à sortir de la ville pour vaquer à leur commerce ordinaire… ».[21]

 

Durant les périodes de crises et de disettes il n’est pas surprenant de constater une augmentation des décès. Ce qui est plus curieux c’est l’augmentation simultanée des mariages. On peut voir dans ce fait un réflexe de consolidation des noyaux familiaux, comme si on pensait que les familles étaient mieux protégées des vicissitudes des crises que les individus isolés. Ainsi en juillet 1666, 2 mois après la mort de sa femme Margaretha, Adam Kuhn qui doit alors avoir un âge avancé se remarie avec Barbara Stein, veuve de Benfeld. Egalement en juillet 1666, Georges Siebolt, frère de Anna et beau-frère de Jacob Egg, s’installe à son tour à Kertzfeld et se marie lui aussi avec une veuve, Anna Simon. Trois ans plus tard en 1669, meurt à Herbsheim Adam Sinbolt, père de Anna et Georges. Il est probable qu’à la suite de ce décès et de l’inventaire notarié qui suivit, Anna et Georges durent toucher quelque héritage.

 

Période paradoxale donc, marquée par le rythme des décès, et des mariages sur fond de calme précaire et de la peur du lendemain. En 1672 Henri Brünn, le nouveau prêtre originaire de Westphalie qui vient de remplacer Jean Mathias Saur probablement décédé lui aussi, déplore à peine arrivé dans sa nouvelle paroisse le décès de sa jeune sœur Elisabeth âgée de 18 ans. Le prêtre lui-même connaîtra le même sort à peine trois plus tard.

 

Pour Jacob Egg il semble que les années passent et se ressemblent puisque durant cette période, le messager vieillissant de Kertzfeld (la quarantaine) devient l’heureux père de trois nouvelles filles : Eva (née en 1666) Barbara (née en 1668) et Elisabeth (née en 1672). En 1672 Jacob est donc à la tête d’une famille de sept femmes ! Les parrains de ces nouveaux enfants sont Adam Kuhn (pour Barbara) et son fils Jean-Jacques (pour Eva et Elisabeth). Son attachement pour cette famille (ou son manque de connaissances) le poussera même à choisir en 1672 en plus de Jean-Jacques comme parrain, sa femme Maria Gartner comme marraine de sa fille Elisabeth.  Jacob, lui, devra attendre 1673 pour devenir enfin parrain, en l’occurrence du rejeton de Jean-Jacques Kuhn. Toutefois, il faut bien reconnaître que dans l’ensemble la reconnaissance de Jacob Egg au sein de la communauté de Kertzfeld est assez faible et qu’il tira peu d’avantage de son second mariage. Ainsi, ni lui ni sa femme ne seront choisis comme parrain ou marraine des enfants de son beau frère Georges Siebolt (en 1667 et 1672) pourtant récemment installé dans la paroisse. Jacob Egg reste donc le modeste messager du village.

 

 

12 – Reprise de la guerre (1672-1681)[22]

 

Le traité de Westphalie de 1648 avait abouti à une situation ambigue pour l’Alsace. En se mettant sous la protection du roi, les villes de la décapole n’entendaient pas moins rester sous les lois de l’empire, seules garanties à la conservation de leurs privilèges. Quant à l’empereur, il espérait bien réintégrer l’Alsace dans son giron à la première occasion. Celle-ci ne tarda pas. En effet la guerre de hollande avait été préparée de longue date du point de vue diplomatique et militaire. La rupture avec l’empire devenue inévitable, le roi se rend en personne en Alsace et occupe les villes en août 1672. Les armes des bourgeois sont confisquées, les murs de Colmar et Sélestat rasés, ceux d’Obernai, de Rosheim, de Haguenau, de Wissembourg et de Landau largement éventrés. Le roi considérant sa position en Alsace comme défensive, il fait détruire le pont du Rhin en décembre de la même année. Mais celui-ci sera reconstruit.  Ainsi après avoir supporté d’abord l’occupation militaire, la province subira les marches et contremarches des belligérants.[23]

 

En décembre 1673, alors que les armées royales sont occupées en Hollande, l’armée impériale passe le pont de Strasbourg en grande pompe et occupe progressivement Sélestat, Colmar, Obernai et Munster. Turenne survient alors au secours de la province grâce à une campagne d’hiver particulièrement audacieuse : venant du nord, il longe les Vosges et par un mouvement tournant débouche en Alsace par la trouée de Belfort. Il surprend les impériaux à Turckheim le 5 janvier 1675 et les chasse du pays. Ceux-ci sont contraints de repasser le Rhin.

 

Pourtant la mort de Turenne en juillet de la même année provoque un nouveau tournant. Le gouverneur de Strasbourg ouvre le passage aux impériaux qui occupent bientôt Obernai et Rosheim. L’armée impériale se dirige alors vers le nord. Louvois n’aura raison de cette nouvelle invasion que par une sinistre politique de terre brûlée. Il ordonne de détruire Wissembourg et Haguenau. Cette dernière est incendiée en octobre 1677. Peu après les impès les impériaux procèdent à une troisième invasion et occupe à nouveau Colmar. L’invasion prendra fin avec la prise de Fribourg par Créqui (1677). Le traité de Nimègue (1679) permet aux vainqueurs français de procéder à l’occupation et à l’annexion systématique des territoires de la province qui culmine avec la prise de Strasbourg en septembre 1681. Le 23 octobre le roi fait son entrée dans la ville et assiste au Te Deum dans la cathédrale « réconciliée » et rendue au culte catholique.

 

Si cette date marque la fin des opérations militaires en Alsace, la guerre ne sera officiellement achevée qu’en 1684 quand l’empereur, menacé à l’est par les turcs, signe la paix de Ratisbonne. Durant cette période les français se rendirent tristement célèbre par leur brutalité. Le peintre et chroniqueur Walter juge sévèrement les libérateurs : « Nos amis nous ont traité d’une façon infiniment plus cruelle que nos ennemis ».[24]

 

La carte 4 de l’annexe montre que Kertzfeld et sa population se trouvent au cœur des opérations militaires et sont donc particulièrement vulnérable aux méfaits de la soldatesque, particulièrement celle des français qui ne considèrent pas encore l’Alsace comme une de leur provinces mais plutôt comme une prise de guerre destinée au pillage. Il n’est donc pas surprenant de constater la multiplication des décès à Kertzfeld, à commencer par son curé. Pendant 10 ans Kertzfeld n’aura plus de curé et sa paroisse sera servie par le curé Nifsel de Benfeld. Celui-ci écrit dans le registre de la commune :

 

« Sub me Hoc Michaele Nifsel Benfeld Parocho in Kertzfeld ab Anno 1675 vsg 1685. Subsequentes Mortui & Ecclesia Sacramentis pie muniti sunt Belli – Pacis tempore vel a me vel per vicinum meum P. Placidum ex Wesoplerigs 1675 morbo Ungarico lethali Correpto vel in Bello vel in Exilio obierunt Quorum Anima Requiescant in pace »[25]

 

« Je soussigné Michel Nifsel de Benfeld, officiant à Kertzfeld de l’année 1675 à 1685.

Les personnes suivantes sont mortes en temps de guerre ou de paix et ont reçu les pieux sacrements de l’église par mes soins ou par ceux de mon voisin le Père Placidus originaire de Westphalie ( ?) atteint mortellement par la maladie hongroise (tuberculose) en 1675. Ils ont été emportés par la guerre ou la famine. Que leur âme repose en paix. »

 

Durant cette période, si le curé Nifsel a bien donné les derniers sacrements aux défunts de la paroisse orpheline, on peut se demander pourquoi ces décès n’ont pas été inclus immédiatement sur le registre du village. On peut donc penser qu’il se déplaçait rarement à Kertzfeld, et en tout cas pas pour les décès comme l’atteste la simple liste des morts où aucune date n’est mentionnée mais seulement le nom et l’âge approximatif du défunt. Ces personnes ont sans nul doute été enterrés de manière sommaire et les sacrements de l’église n’ont probablement été prononcés qu’à posteriori. L’inclusion de la liste globale des décès sur le registre n’a lieu qu’en 1685.

 

            Ces petits problèmes d’intendance, n’empêchent le cycle de la vie et de la mort de continuer son cours dans le village alsacien. Ainsi en 1673, peu de temps après la brutale intervention du roi de France en Alsace, Jean-Jacques Kuhn, premier fils du forgeron, est l’heureux père de son premier enfant, Maria. Il choisit son ami et ami de son père, Jacob Egg comme parrain. C’est la première fois que le messager du village est choisi dans cette fonction, ce qui atteste une fois de plus des liens entre les deux familles. L’année suivante, en pleine offensive impériale, Jacob devient enfin l’heureux père d’un garçon, Jean-Jacques, dont le parrain bien sûr est Jean-Jacques Kuhn. Cette joie pourtant est de courte durée puisque en 1675, Jacob perd son seul fils et peu après sa petite fille Barbara âgée de sept ans. Ces décès sont sans doute la conséquence des campagnes militaires de l’année 1675. Durant cette période il est probable que Jean-Jacques Kuhn quitte le village, puisqu’il n’apparaît plus sur les registres. En avril 1676, Jacob célèbre la naissance de son second fils Laurent, et choisit pour parrain Laurent Kuhn, probablement le jeune frère de Jean-Jacques Kuhn. Le fait que Jacob ait choisi les noms de Jean-Jacques et Laurent pour ses deux fils, précisément les prénoms des deux fils Kuhn est une indication supplémentaire de l’influence de la famille Kuhn sur la famille Egg. Laurent Kuhn se marie un mois plus tard, le 5 mai avec Maria Kipp. Il succède ainsi à son père Adam et son frère aîné comme principal ami de confiance de la famille Egg.

 

Durant cette période lorsque se produisent des évènements heureux, les souffrances de la guerre et de la misère ne sont jamais loin. Ainsi cette année 1676 verra aussi la mort à 33 ans de Georges Sibolt, le jeune beau-frère de Jacob, ainsi que de sa petite fille de 4 ans, laissant derrière lui une veuve et un petit garçon de 9 ans. Cette année correspond d’ailleurs à la culmination de la montée des prix qui s’était amorcée durant les années de guerre. L’Alsace est d’autant plus touchée que le la guerre a provoqué la fermeture du Rhin, voie commerciale naturelle de la région.[26]

 

            Après 1676, on enregistre une descente des prix par paliers qui s’abîme en 1688 au tiers des prix de 1676.[27] Pour les familles Egg et Kuhn, cette période de fin de guerre est marquée par un répit dans le cycle infernal des guerres et des disettes. Alors que la guerre glisse vers sa fin avec la consécration de la victoire française et de l’appartenance de l’Alsace à la France, la province lentement pense ses blessures. Durant cette période, Anna, femme de Jacob, donne naissance à deux nouvelles filles, Madeleine en mars 1679 et Anna Ursula en avril 1681. Il semble qu’entre ces deux dates, un refroidissement s’opère entre les familles Egg et Kuhn. En effet, Laurent Kuhn est choisi comme parrain de Madeleine pas comme celui d’Ursula. De même Laurent choisit Jacob comme Parrain de son fils Laurent qui naît en 1679 mais fait un autre choix pour son fils Mathias qui naît en  février 1681. D’ailleurs après 1680, il n’existe plus de lien (témoin, parrain ou marraine) entre les deux famille. Peut-être qu’une dispute est à l’origine de cette coupure brutale, où alors une simple divergence entre les générations. En février 1681, Laurent a pu considérer que Jacob Egg était dorénavant trop vieux pour être parrain et son fils bien sûr trop jeune. Il aurait ainsi choisi une autre relation comme parrain et deux mois plus tard Jacob aurait fait de même pour Ursula. Cette logique aurait alors été répété par la suite.

 

            Cette année 1681 qui marque la naissance du dixième et dernier enfant de Jacob Egg, et qui cèle aussi la fin d’une amitié de plus de vingt cinq ans entre les deux familles d’émigrés, se trouve également coïncider par les hasards de l’histoire, avec la fin de la longue association entre Strasbourg et l’empire germanique. Ainsi en septembre, les troupes de Monclar entrent dans la ville, et mettent un terme à un chapitre de l’histoire de Strasbourg commencé 800 ans plus tôt.

 

13- La paix, enfin

 

Suite à la récente vague de destruction, interviennent plus précisément pour la Basse-Alsace les édits de défrichement de 1682, 1685 et 1687. Ces défrichements ne sont pourtant accompagnés d’aucune mesure fiscale. Il s’agit plus de remettre au travail que de repeupler.[28] Pour les alsaciens, la combinaison des mauvaises récoltes, des mutations monétaires reprise après 1682, de la déficience des transports et de la fermeture des frontières rend la subsistance des travailleurs toujours aussi difficile.[29]

 

Ces difficultés ne facilitent pas la vie de la famille Egg. Jacob vient de passer le cap de 55 ans.

Il y à au village au mois un autre messager d’environ 35 ans qui pousse probablement Jacob lentement vers la sortie. Pourtant Jacob a toujours une famille nombreuse à nourrir, à savoir une femme et huit enfants. A l’aube de la vieillesse, il lui faut penser à l’avenir de sa famille et trouver de nouveaux alliés.

 

 
A suivre...

 

DEUXIEME GENERATION

Laurent EGG, tisserand (1681-16)

 

 



[1] “The Thirty Years’ War 1618-1648”, Osprey Publishing – p35.

[2] La rivière Morava marque la frontière actuelle entre Tchéquie et Slovaquie.

[3] Il meurt en 1687 à l’âge de 60 ans environ.

[4] “Histoire de l’Alsace” Privat – p274-75.

[5] “Histoire de l’Alsace” Privat – p275.

[6] “Histoire de l’Alsace” Privat – p287.

[7] "L'immigration Suisse dans le Comté de H.L.” Bodmer p. 13

[8] “Histoire de l’Alsace” Privat – p287.

[9] L’origine d’Adam Kuhn est incertaine car je n’ai pu déchiffrer le lieu. C’est peut-être Rosenheim en Rhénanie.

[10] J’ai trouvé la trace de 2 villages anciennement appelés Brenndorf. Le premier se trouve en Bohême, près de la frontière avec la Bavière (nom tchèque: Spalena près de Novy Kostel (anciennement Neukirchen)). Le second est en Roumanie (Colonia Bod), mais celui-ci se trouvait en dehors de l’empire au XVIIe siècle.

[11] Jacob Egg, 60 ans, messager du village meurt en 1687. Jacob Löscher, 50ans, messager du village meurt en 1695. Entant donné leurs âges, il est fortement probable que les deux Jacob étaient messagers simultannément, même si Jacob Löscher, plus jeune d’une petite vingtaine d’années ait pu être considéré comme “l’apprenti” et le successeur naturel de Jacob Egg.

[12] Rudi Palla, Das Lexikon der untergegangenen Berufe, Frankfurt 1998; Grimm, Deutsches Wörterbuch; etc. Informations fournies par Mr. Dieter Duill via Geneaweb.

[13] Site internet « Des relais de la poste aux chevaux établis principalement le long de la route du ried » publié également dans le no124 du cercle généalogique d’Alsace.

[14] “Le patrimoine des communes du Bas-Rhin” – Benfeld p85.

[15] « Des relais de la poste aux chevaux établis principalement le long de la route du ried »

[16] « Des relais de la poste aux chevaux établis principalement le long de la route du ried »

[17] Sebastian Brant (* Strasbourg 1457, + ibid. 1521)

[18] “Histoire de l’Alsace” Privat – p287-8.

[19] “Histoire de l’Alsace” Privat – p291.

[20] Je n’ai pas trouvé l’acte de mariage mais une fille lui naît le 7 septembre 1666, ce qui suggère un mariage avant le jour de l’an.

[21] “Histoire de l’Alsace” Privat – p286.

[22] Cf Annexe - carte 4

[23] “Histoire de l’Alsace” Privat – p279.

[24] “Histoire de l’Alsace” Privat – p280.

[25] Registres paroissiaux de Kertzfeld.

[26] “Histoire de l’Alsace” Privat – p291.

[27] “Histoire de l’Alsace” Privat – p292.

[28] “Histoire de l’Alsace” Privat – p288.

[29] “Histoire de l’Alsace” Privat – p291